« Cela fait dix ans que la faillite de Lehman Brothers a conduit le système financier mondial dans une chute libre. Pourquoi cette date est-elle singulière ? Il n’y a pas de raison particulière. Mais de tels anniversaires ont la vertu de donner aux gens une raison de se tourner vers le passé et peut-être même d’en tirer des leçons.

A quoi ressemble la réponse à la crise dix ans après ? Eh bien, nous pouvons dire qu’elle aurait pu être pire. Mais elle aurait pu et aurait dû être meilleure. Et la question est de savoir si nous le comprenons. (…) Certains d’entre nous ont saisi l’inadéquation de la réponse à la crise (…). Ceux qui se sont opposés à ce que l’on fasse ce qu’il y avait à faire (à quelques exceptions près) n’ont pas reconnu leurs erreurs, ni les conséquences de celles-ci.

Commençons avec ce qui était adéquat. Face à un effondrement financier imminent, les responsables de la politique économique ont fait ce qui était nécessaire pour limiter les dommages. Leurs actions inclurent des renflouements de banques, qui auraient dû être plus justes (trop de banquiers ont été renfloués avec leurs banques), mais au moins ces actions ont été efficaces. Il y a eu aussi des provisions de crédit d’urgence, notamment des choses peu connues mais cruciales comme le maintien de lignes de crédit en dollars aux autres banques centrales.

En conséquence, la phase aiguë de la crise financière (la phase du "ô mon dieu, nous allons tous mourir !") a été relativement brève. Elle a été effrayante et elle a généré beaucoup de dommages : les Etats-Unis ont perdu 6,5 millions d’emplois dans l’année qui ont suivi la faillite de Lehman Brothers. Mais comme vous pouvez le voir sur le graphique 1, les indicateurs de stress financier refluèrent rapidement en 2009 et étaient plus ou moins revenus à la normale à l’été.

GRAPHIQUE 1 Taux de chômage et indicateur de stress financier aux Etats-Unis

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La reprise financière rapide n'a toutefois pas été suivie par une reprise rapide de l’économie dans son ensemble. Comme le montre le même graphique, le chômage est resté élevé pendant plusieurs années ; nous ne sommes pas retournés à quelque chose qui ressemble même vaguement au plein emploi avant la fin du second mandat d’Obama (on laisse de côté la question de savoir si nous y sommes ou non aujourd’hui).

Pourquoi la stabilité financière n’a-t-elle pas amené un rapide rebond de l’activité ? Parce que la perturbation financière n’était pas au cœur du ralentissement. Le plus gros facteur était l’effondrement de la bulle immobilière ; la crise bancaire n’en était qu’un symptôme. Comme le graphique 2 le montre, l’effondrement immobilier a directement mené à une chute dramatique de l’investissement résidentiel, suffisamment important pour entraîner une sévère récession et pour que la reprise soit à la fois lente et incomplète.

GRAPHIQUE 2 Part de l'investissement résidentiel dans le PIB américain (en %)

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Le plongeon des prix de l’immobilier a aussi détruit beaucoup de patrimoine immobilier, déprimant par là les dépenses des consommateurs.

Donc qu’aurions-nous dû faire pour avoir une reprise plus rapide ? Les dépenses privées étaient déprimées ; la politique monétaire était inefficace parce que les taux d’intérêt butaient sur leur borne inférieure zéro (zero lower bound). Donc nous avions besoin d’une expansion budgétaire, d’une certaine combinaison de hausse des dépenses publiques et de baisse des impôts. Et nous avons effectivement eu l’American Recovery and Reinvestment Act, la relance d’Obama. Mais elle a été d’un montant trop faible et, surtout, ses mesures ont été retirées trop vite (cf. graphique 3).

GRAPHIQUE 3 Impact de l'ARRA sur les finances publiques (en milliards de dollars)

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Vous pourriez penser que personne ne pouvait prédire un tel ralentissement soutenu. Vous pouvez le penser, mais vous auriez tort. Beaucoup ont prédit une reprise lente, y compris moi-même, parce que c'était un genre différent de récession par rapport à celles qui avaient eu lieu lors des années soixante-dix et quatre-vingt, une récession entraînée par un excès du secteur privé, non par l’inflation.

Pourquoi alors n’avons-nous pas eu la politique budgétaire que nous aurions dû avoir ? Je dirais qu’il y a plusieurs vilains dans l’histoire. Premièrement, nous pouvons nous demander si l’administration Obama aurait pu obtenir davantage ; il y a un débat autour de cette question et nous ne trancherons certainement jamais. Ce qui est clair, par contre, c’est que certains personnages clés autour d’Obama se sont activement opposés à fournir à l’économie le soutien dont elle avait besoin. C’est le cas de Tim Geithner, lorsque Christina Romer a plaidé pour un plan de relance plus massif.

Deuxièmement, les gens très sérieux ont très rapidement cessé de s’inquiéter à propos des chômeurs (…) pour devenir hystériques à propos des déficits. En 2011, le chômage était toujours bien supérieur à 9 %, mais tous les politiciens de Washington ne voulaient parler que de la menace de la dette publique.

Finalement, les républicains ont bloqué les tentatives visant à sauver l’économie et essayé d’étrangler les dépenses du gouvernement dès qu’ils en avaient l’occasion. Ils prétendaient que c’était parce qu’ils s’inquiétaient de l’état des finances publiques, mais il était évident pour toute personne qui y prêtait suffisamment attention (…) qu’il n'y avait derrière que de la mauvaise foi. Comme nous l’avons vu ces derniers temps, ils ne s’inquiètent pas à propos du déficit budgétaire aussi longtemps qu’ils sont à la Maison Blanche et que ce déficit a pour contrepartie une baisse d’impôts pour les riches.

En conclusion, il apparaît que la politique est utilisée rapidement pour sauver les banques, mais que ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit de lutter contre le chômage de masse. C’est une histoire à la fois triste et écœurante. Et nous avons toutes les raisons de croire que si nous avions à nouveau une crise, les autorités réagiraient de la même façon. »

Paul Krugman, « Botching the Great Recession », 12 septembre 2018. Traduit par Martin Anota