« L’une des préoccupations (pour ne pas dire la principale préoccupation) de la dernière génération de macroéconomistes a été d’élaborer une macroéconomie avec des fondations microéconomiques. D’un certain point de vue, cela fait pleinement sens. Comment peut-on être contre l’idée d’établir des fondations ? Et il fait sens de penser que les théories macroéconomiques des fluctuations de l’investissement, par exemple, doivent être bâties sur des théories expliquant comment les entreprises prennent leurs décisions d’investissement.

Il faut cependant reconnaître que les principes d’une construction de la macroéconomie sur des fondations microéconomiques, telle qu’elle a été pratiquée par les économistes, n’a aucunement contribué à prédire, expliquer ou résoudre la Grande Récession. Les idées à propos de l’effondrement financier que les responsables de la politique économique ont trouvées les plus utiles venaient d’économistes comme Hyman Minsky et Charles Kindleberger, qui réfléchissaient à un niveau agrégé et ne recherchaient pas à établir des fondements microéconomiques. Les participants de marché, comme Ray Dalio, qui ont été très lucides à propos de la crise ignoraient la microéconomie en réfléchissant en termes d’agrégats de dette et de crédit.

Qu’est-ce qui n’allait pas et quel enseignement doit-on en tirer ? Selon moi, la supposition clé que fait une grande partie de la macroéconomie (en l’occurrence, celle selon laquelle il est préférable d’opérer avec des fondations aussi fondamentales que possible) n’est pas soutenue par l’histoire de la science. Les psychologues comprennent une grande partie du comportement humain sans réfléchir aux neurones. Les géologues étudient des séismes sans remonter aux premiers principes de la physique. Les ingénieurs du génie civil utilisent des règles générales tirées de l’expérience pour comprendre les propriétés des matériaux utilisés en construction.

Donc la macroéconomie n’a pas besoin d’être (ni même ne doit être) construite sur des fondations qui se focalisent sur les décisions d’optimisation des ménages et des entreprises. Pour qu’une telle approche soit utilisable trop de choses doivent être ignorées. De plus, de récentes analyses en économie comportementale suggèrent que l’optimisation telle que l’envisagent les économistes explique bien mal les décisions que les agents prennent vraiment lorsqu’ils dépensent.

Mais la macroéconomie a toujours besoin d’un certain type de fondations. C’est pourquoi j’ai été ravi de voir Andrei Shleifer publier l'ouvrage A Crisis of Beliefs: Investor Psychology and Financial Fragility avec Nicola Gennaioli. Le livre replace les anticipations au centre de la réflexion à propos des fluctuations économiques et des crises financières, mais ces anticipations ne sont pas "rationnelles". En fait, comme toutes les données empiriques le suggèrent, elles sont sujettes à des erreurs d’extrapolation systématiques. Le livre suggère que ces erreurs d’anticipations doivent être saisies comme découlant de biais cognitifs que les êtres humains sont prompts à faire.

Ce livre parle tout d’abord du travail de Daniel Kahneman et Amos Tversky, en montrant comment leurs idées peuvent être mobilisées pour construire des modèles d’anticipations dans l’économie qui soient utiles. Cette approche amène à reconsidérer la bulle immobilière avant la crise financière et contribue à expliquer pourquoi les investisseurs et les responsables de la politique économique ont été si lents à saisir les vulnérabilités des marchés lorsque la bulle commença à éclater. Elle fournit un compte-rendu convaincant de la crise de 2008 et propose un type de perspectives qui aurait pu empêcher ou tout du moins atténuer ses conséquences. Et elle propose une façon de réduire les risques futurs de crise.

Bien sûr, il y a pas mal de choses à faire encore. Les arguments que mettent en avant Gennaioli et Shleifer doivent être débattus dans la profession. Et, oui, il est plus facile d’expliquer le passé que de prévoir le futur. Mais les théories des fluctuations économiques et des crises basées sur la tendance des êtres humains à devenir trop gourmands, puis ensuite à basculer dans la panique semblent bien plus fructueuses que des théories basées sur une optimisation précise.

Quelque chose ne va pas avec les économistes si des événements comme la crise de 2008 ne les amènent pas à changer leur manière de penser. Ceux qui veulent être à l’avant-garde de la nouvelle pensée devraient lire A Crisis of Beliefs. »

Larry Summers, « The financial crisis and the foundations for macroeconomics », 13 septembre 2018. Traduit par Martin Anota