« Lehman Brothers a fait faillite il y a deux ans et deux semaines ; mercredi prochain marque le dixième anniversaire de la promulgation du programme TARP, c’est-à-dire du renflouement. A l’occasion de cet anniversaire, il y a eu des milliers d’articles réfléchissant à la crise financière de 2008 et à ses effets. Beaucoup ont suggéré (avec raison) que les répercussions politiques continuent de façonner notre monde aujourd’hui. Mais très peu se sont focalisés sur les effets économiques à long terme.

(…) Même un rapide coup d’œil sur les données suggère que ces effets ont été énormes. Il est vrai que le chômage américain est désormais à un niveau inférieur à celui qu’il atteignait avant la crise ; même si on en a peu conscience, le chômage de la zone euro baisse, il n’est pas tout à fait revenu à son niveau d’avant-crise, mais il est bien inférieur à sa moyenne d’avant-crise. Mais dans ces deux, nous sommes revenus à une sorte de plein emploi à un niveau bien plus faible du PIB réel que les gens bien informés ne s’y attendaient avant que la crise éclate.

Bien sûr, je ne suis pas la première personne à faire cette remarque. Cela fait plusieurs années que Antonio Fatás et Larry Summers ne cessent de la marteler, tout comme Larry Ball. Mais il semble utile de rappeler à une plus grande audience que le futur n’est plus ce qu’il était, de spéculer un peu sur le comment et le pourquoi de cet assombrissement de l’avenir et de parler de ses implications pour la politique économique future.

1. De la Grande Récession à la Grande Insuffisance


Les économistes utilisent le terme de "production potentielle" pour désigner le montant maximal qu’une économie peut produire sans générer de tensions inflationnistes. Ce concept joue un rôle crucial pour la politique monétaire et un certain rôle pour la politique budgétaire également. Comme je vais l’expliquer en partie, les fondations théoriques de ce concept semblent aujourd’hui fragiles, à la lumière des événements que nous avons connus après la crise. Mais pour l’instant, notons juste que plusieurs institutions, notamment le CBO aux Etats-Unis et le FMI, ont régulièrement fourni des estimations de la production potentielle courante et des prévisions de la production potentielle future.

Pour être clair, il s’agit d’estimations tirées de modèles, pas des données observées. Certains pourraient penser que les modèles sont peut-être tous faux, que nous regardons une construction qui n’a rien à voir avec la réalité. Mais comme je l’ai dit, ces modèles sont importants pour la conduite de la politique économique. Donc, que trouvons-nous si nous comparons les prévisions de production potentielle réalisées avant la crise avec les estimations courantes ? Nous constatons une forte révision à la baisse des estimations des capacités économiques des deux côtés de l’Atlantique.

Le graphique 1 compare les prévisions du PIB réel potentiel américain sur dix ans que le CBO a réalisées en janvier 2008 avec celles qu’il propose aujourd’hui. La révision à la baisse de l’estimation est énorme : elle représente plus de 11 % en 2018. Pour le dire autrement, disons que l’économie américaine est bien en-deçà des anticipations d’avant-crise aujourd’hui qu’elle ne l’était au cœur de la Grande Récession, et ce même si nous avons connu une reprise depuis la crise.

GRAPHIQUE 1 Estimations du PIB potentiel des Etats-Unis

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source : CBO

Le graphique 2 montre des estimations comparables pour la zone euro, tirées d’Antonio Fatás. Nous voyons également une dégradation des anticipations de production potentielle, mais encore plus ample.

GRAPHIQUE 2 Estimations et prévisions du PIB et du PIB potentiel de la zone euro

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source : Antonio Fatás (2018)

Ce fort déclin du PIB par rapport à ce que nous nous attendions (…) est une grande histoire (appelons-la la "Grande Insuffisance") que l’on a tendance à négliger en nous focalisant sur les taux de croissance à court terme. Qu’est-ce qui pourrait l’expliquer ?

2. Trois récits


Un premier récit susceptible d’expliquer pourquoi la Grande Insuffisance a suivi la Grande Récession pourrait être le post hoc n’était pas propter hoc : le potentiel de l’économie est bien inférieur à ce que les gens il y a une décennie pensaient qu’il serait aujourd’hui, mais les causes de cette révision à la baisse de la croissance à long terme ont peut-être peu à voir avec la crise financière ; elles se sont juste produites à peu près au même moment. Les racines du ralentissement de la croissance s’expliquent peut-être par une déception technologique (il y a un nouvel iPhone, qui s’en soucie ?) ou un changement social désincitant une part croissante de la population à entrer dans la vie active (à cause des opioïdes ou des jeux vidéo, c’est au choix), c’est-à-dire des choses qui auraient lieu même s’il n’y avait pas eu de Grande Récession.

Cette histoire est en effet (même si ce n’est pas explicitement) le récit sous-jacent à la politique économique actuelle : la Fed et d’autres banques centrales, qui sont les vrais acteurs dans la politique macroéconomique dans les conditions actuelles, n’agissent pas comme si elles s’inquiétaient à l’idée qu’une future récession puisse déprimer l’économie, pas simplement à court terme, mais aussi de façon permanente. Les autorités budgétaires (…) prennent aussi la trajectoire future du potentiel économique comme donnée. (…)

Quelles sont les preuves empiriques qui vont à l’encontre de cette vue ? Les preuves les plus robustes, citées, d’une part, par Fatás et Summers et, d’autre part, par Ball, est que la taille de la Grande Insuffisance varie fortement d’un pays à l’autre et que les pays qui ont connu les plus fortes révisions à la baisse des estimations de leur potentiel économique sont précisément les pays qui ont connu les plus fortes contractions de l’activité lors de la crise économique. En effet, il y a une forte corrélation entre le déclin de la production lors de la crise et la chute du PIB potentiel à long terme.

Le graphique 3 montre le cas le plus extrême, celui de la Grèce, en comparant le PIB courant et le PIB potentiel tel qu’il est estimé par le FMI. Comme chacun le sait, la Grèce a connu une forte contraction de son activité que l’on peut qualifier de dépression. Selon le FMI, cependant, environ la moitié de cette contraction résulte d’un déclin des capacités productives, plutôt que d’une moindre utilisation de celles-ci.

GRAPHIQUE 3 PIB observé et estimations du PIB potentiel de la Grèce (en indices, avec comme base 100 le PIB de 2007)

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source : FMI

Et même cela sous-estime la variation des prévisions, parce que ce n’est pas seulement l’avenir qui a changé, mais également le passé. Dans le graphique 3, il est suggéré que la Grèce a eu une économie en forte surchauffe, opérant au-dessus des niveaux soutenables, en 2007 et en 2008. Mais peu de gens ne le pensaient à l’époque. En fait, les propres estimations du FMI au début de l’année 2008 étaient qu’en 2007 la Grèce opérait seulement 2,5 % au-dessus de son potentiel, alors qu’il pense aujourd’hui qu’elle opérait cette année-là 10,7 % au-dessus de son potentiel.

Que se passe-t-il ? La méthode du FMI pour calculer le PIB potentiel interprète fondamentalement toute contraction soutenue de l’activité comme un déclin de la production potentielle (…) et cette interprétation du déclin amène à revoir les prévisions du potentiel futur et à réinterpréter le passé : s’il conclut que la production potentielle en 2010 était vraiment faible, le FMI révise aussi à la baisse ses estimations du potentiel au cours des années précédent l’année 2010. Ce qui m’amène à une deuxième explication possible de la Grande Insuffisance : peut-être qu’elle n’existe seulement que dans l’esprit et les modèles des responsables de la politique économique (ou de leurs experts techniques) et qu’elle n’est pas réelle. Autrement dit, la croyance que notre potentiel économique ait chuté bien en-deçà des anticipations passées ne correspond pas à une affection touchant notre économie, mais reflète plutôt l’hypochondrie des décideurs de la politique économique.

Après tout, comment cette production potentielle est-elle calculée ? Les détails sont complexes, mais fondamentalement de tels calculs dépendent de l’une des théories suivantes : l’idée que les récessions et expansions sont toujours de courte durée et/ou l’idée que l’inflation est un processus "accélérationniste".

Supposons, tout d’abord, que vous commenciez avec l’hypothèse que les écarts du PIB par rapport au PIB potentiel tendent à s’éliminer en quelques années, l’économie connaissant une expansion après les récessions ou connaissant une stagnation ou une contraction après les booms. Dans ce cas, vous croyez que la différence moyenne entre le PIB et le PIB potentiel est approximativement nulle à long terme, ce qui signifie que vous pouvez avoir une estimation du PIB potentiel en observant le seul PIB et en appliquant une certaine méthode statistique vous permettant de lisser les fluctuations.

Supposons maintenant que vous croyez (comme beaucoup d’économistes orthodoxes il n’y a pas si longtemps) en une certaine version de l’hypothèse du "taux naturel" de Milton Friedman. Selon cette dernière, une économie produisant au-delà de son potentiel va connaître non seulement de l’inflation, mais une inflation croissante, tandis qu’une économie durablement sous son potentiel connaître de la désinflation, le taux d’inflation chutant continûment, puis une déflation de plus en plus rapide. Si cette hypothèse est correcte, vous pouvez en déduire que nous pouvons nous situer par rapport au potentiel en observant comment se comporte l’inflation : si elle est stable, l’économie produit aux environs de son potentiel.

A la lumière des événements postérieurs à 2008, il est clair que ces deux théories sont fausses. Lorsque les taux d’intérêt arrivent à zéro, il est loin d’être clair pourquoi et comment l’économie va renouer avec la reprise, puisque l’outil habituellement utilisé pour sortir l’économie d’une récession (la banque centrale réduit ses taux directeurs, stimulant par là la demande globale) n’est plus disponible. De plus, grâce en partie à la réticence des travailleurs à voir leurs salaires baisser, même lorsque le chômage est élevé, même les économies les plus déprimées semblent connaître au pire une faible inflation, non une déflation croissante.

Etant donné ces réalités, considérons la façon par laquelle les estimations de la production potentielle vont réagir si une économie souffre d’un fort déclin de la demande globale qui persiste pendant plusieurs années. Parce que l’économie reste déprimée pendant un long moment, les méthodes statistiques qui ne prennent pas en compte cette possibilité vont interpréter à tort une contraction soutenue comme une chute du PIB potentiel. Parce que l’inflation, même si elle décline au début d’une récession, reste stable après, les modèles qui cherchent à déduire le niveau de la production potentielle des variations de l’inflation vont aussi en conclure à tort que l’économie opère près de son potentiel.

Donc, est-ce que la Grande Insuffisance n’existe que dans l’esprit des décideurs de la politique économique ou les capacités ne sont-elles pas plutôt très loin d’être pleinement utilisées ? C’est une possibilité qu’il est utile de considérer. Et je pense que lorsque cela touche à la Grèce en particulier, le fort déclin de la production potentielle estimée est exagéré. Je ne crois pas simplement qu’après une baisse de 25 % du PIB réel (…) et avec un taux de chômage de 25 % la Grèce opère seulement 2 % en-deçà de son potentiel (l’estimation du FMI).

Mais c’est moins clair concernant les Etats-Unis ou la zone euro dans son ensemble. La version simple de l’hypothèse de l’hypochondrie serait que les autorités interprètent mal le chômage élevé en considérant qu’il s’agit d’un problème structurel et non un problème du côté de la demande globale. Mais à ce point, ni les Etats-Unis, ni la zone euro n’ont un chômage élevé au regard des normes historiques. Tout le monde connaît l’histoire des Etats-Unis : le graphique 4 montre le taux de chômage de la zone euro qui est certes plus élevé par rapport au taux de chômage américain, mais qui est toutefois faible par rapport à ses valeurs passées.

GRAPHIQUE 4 Taux de chômage de la zone euro (en %)

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source : FRED

Il est vrai que beaucoup affirment que le taux de chômage est désormais un bien mauvais indicateur pour juger du mou sur le marché du travail, que ce dernier n’est pas amélioré autant que ne le suggèrent les mesures standards. Mais comme le graphique 5 le montre, même des indicateurs plus larges comme le taux d’activité des adultes de 25 à 54 ans se sont améliorés et ils suivaient une tendance baissière avant même qu’éclate la crise. Donc même l’histoire du "chômage dissimulé" n’explique pas l’importance de la Grande Insuffisance : elle ne suffit pas pour rendre compatible ce que vous voyons avec l’idée qu’il y a une forte insuffisance du côté de la demande globale.

GRAPHIQUE 5 Taux d'activité des 25-54 ans aux Etats-Unis (en %)

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source : FRED

Ce qui nous amène au troisième récit, celui selon lequel la Grande Récession elle-même a endommagé la production potentielle, notamment en réduisant la productivité.

L’idée que les récessions sont susceptibles de provoquer des effets d’"hystérèse", en réduisant de façon permanente ou quasi-permanente les capacités de l’économie, est avancée au moins depuis le fameux article qu’Olivier Blanchard et Larry Summers ont publié en 1986. Blanchard et Summers se focalisaient sur le chômage : ils pensaient que les récessions en Europe avaient augmenté de façon permanente le niveau du taux de chômage qui est compatible avec une inflation stable (le NAIRU). Mais vous pouvez trouver bien d’autres raisons amenant à penser qu’une forte récession est susceptible de dégrader les perspectives de long terme, par exemple en déprimant l’investissement des entreprises, notamment les dépenses en recherche-développement.

Si cela semble un peu vague, c’est parce que ça l’est. Fatás, Summers et d’autres affirment qu’il y a eu de profonds effets d’hystérèse et mon instinct m’amène à être d’accord avec eux ; mais je ne connais pas de travaux qui précisent les canaux via lesquels cela s’est produit. Nous avons réellement besoin d’économistes pour réaliser ce travail, parce que si l’hystérèse est réelle, si la Grande Récession a provoqué la Grande Insuffisance, cela a de profondes implications pour l’avenir.

3. Pourquoi la Grande Insuffisance importe


Personne ne veut que se répète la Grande Récession, ce qui est justifie de poursuivre des politiques qui réduisent la probabilité que survienne une nouvelle crise financière et qui accroissent notre capacité à gérer une crise si l’économie en subit une. Donc, il faut resserrer la réglementation financière, étendre la capacité à sauver les institutions financières en difficultés (à les sauver sans renflouer les actionnaires et les dirigeants), et ainsi de suite. Certains d’entre nous ont aussi appelé à un relèvement de la cible d’inflation que suivent les banques centrales, ce qui laisserait davantage de marge de manœuvre pour réduire les taux d’intérêt réels lorsque la prochaine récession éclatera.

Si la Grande Récession a réellement provoqué la Grande Insuffisance, l’urgence de telles mesures est bien plus grande. En utilisant les mesures conventionnelles, la Grande Récession et la faible reprise qui a persisté pendant plusieurs années après ont coûté à l’économie américaine l’équivalent de 15 % de son PIB. Si le déclin des perspectives économiques à long terme a aussi été provoqué par la récession, ce coût augmente pour atteindre un montant plus important, peut-être 70 % du PIB et peut-être davantage plus tard.

Au-delà de cela, comme Fatás et d’autres l’ont affirmé, un lien entre la faiblesse économique à court terme et les perspectives à long terme fait une grosse différence lorsqu’il s’agit d’évaluer les politiques en réponse à la crise. Si la politique monétaire n’a plus de munitions, il devient plus impérieux d’utiliser la relance budgétaire. Et les arguments contre les plans d’austérité que plusieurs pays ont adopté lorsque les taux d’intérêts étaient proches de zéro et que le chômage était très élevé deviennent encore moins attaquables.

En fait, comme Fatás le dit, une mentalité austéritaire risque de créer un "cercle vicieux", dans lequel la contraction budgétaire dégrade les perspectives économiques, aggravant la situation des finances publiques, menant à une nouvelle consolidation budgétaire. La Grèce a fortement réduit ses dépenses, avec un coût social énorme, mais elle n’a été récompensée (du moins selon les estimations officielles) que par un fort déclin de ses perspectives futures, si bien que ses perspectives en matière de dette ne semblent pas vraiment meilleures qu’avant l’austérité.

Donc la Grande Insuffisance (l’ombre qui plane à long terme sur l’économie et qui semble apparemment projetée par la Grande Récession) est une question importante. Elle mérite plus d’attention : nous ne devrions pas nous focaliser seulement sur les quelques mois d’effondrement du crédit qui ont suivi la chute de Lehman. »

Paul Krugman, « The economic future isn’t what it used to be », 30 septembre 2018. Traduit par Martin Anota