« (…) Thomas Piketty (…) a observé quelles caractéristiques influencent l’orientation partisane (gauche versus droite) en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. (…) Voici un graphique qui montre qu’après la Seconde Guerre mondiale les électeurs qualifiés ont eu tendance à voter à droite, tandis qu’ils tendent maintenant à voter à gauche (et ce, même après avoir contrôlé le revenu, l’âge, etc.).

GRAPHIQUE Ecart entre la part des 10 % des électeurs les plus qualifiés votant à gauche et la part des autres électeurs votant à gauche (en points de pourcentage)

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source : Piketty (2018)

Dans chacun des trois pays, le nombre d’électeurs qualifiés a augmenté, ce qui traduit en partie le besoin de travailleurs plus qualifiés.

A l’inverse (et si nous excluons les plus récentes élections qui se sont tenues en France et aux Etats-Unis), le profil des électorats en termes de revenu n’a pas beaucoup changé au cours du temps : les électeurs les plus pauvres sont davantage susceptibles de voter à gauche que les plus riches, en particulier si nous contrôlons le niveau d’éducation, même si les plus pauvres sont de moins en moins susceptibles de voter. Donc le changement dans les comportements électoraux parmi les électeurs qualifiés exige une explication et a de fascinantes implications.

Malheureusement, l’étude ne se penche pas sur cette question, mais elle suggère qu’une partie de l’explication pourrait tenir au fait que des électeurs plus qualifiés tendent à avoir des attitudes plus progressives (liberal) en général et des attitudes plus progressives en matière de migration en particulier (…). La corrélation positive entre la libéralisation sociale et le niveau d’éducation est bien documenté (…), tout comme on a pu l’observer lors du référendum du Brexit.

Je pense qu’il y a d’autres facteurs aussi. Il y a plusieurs raisons susceptibles d’expliquer pourquoi les intérêts du capital humain (comme l’appellent les économistes) sont différents des intérêts des entreprises ou du capital financier, ou de ceux qui n’ont pas du tout de capital. Par exemple, un système éducatif plus méritocratique leur convient mieux que celui où le revenu achète l’éducation, donc ils sont plus susceptibles de soutenir une éducation publique (ou d’en faire partie). Ils vont aussi être davantage susceptibles de consommer la culture subventionnée par l’Etat. Plus généralement, il peut y avoir une volonté de casser les réseaux de classes traditionnels et de les remplacer par des structures plus méritocratiques. D’un autre côté, parce que le capital humain génère un revenu, ils vont moins désirer de redistribution fiscale que les travailleurs. Tout cela crée ce que certains peuvent appeler un "clivage" d’éducation.

Les implications pour les partis de gauche sont que les militants ont de plus en plus été issus des classes moyennes éduquées plutôt que des classes laborieuses et cela a graduellement changé la structure, les programmes et les dirigeants des partis de gauche. Avec le déclin des syndicats, cela a eu pour contrepartie une moindre représentation des classes laborieuses. Piketty décrit cela comme l’émergence de l’élite de la "gauche brahmane" (Brahmin Left), qui peut être comparée à l’élite "marchande" (Merchant) à droite.

Une conséquence pourrait être que l’élite politique dans son ensemble s’intéresse moins aux politiques redistributives qui favorisaient par le passé les travailleurs et contribuaient à la réduction des inégalités de patrimoine que l’on a observée avant les années quatre-vingt et que Piketty a bien documentée ailleurs. Cela a permis à la droite de capturer plus facilement des pans de l’électorat des travailleurs, en particulier quand ces électeurs ont des idées socialement conservatrices. (…)

Il y a quelque chose de moins pessimiste. Comme les partis de droite se sont de plus en plus appuyés sur des politiques conservatrices, autoritaires et anti-minorités pour accroître leur électorat, les partis de gauche trouvent que cela, avec la protection de la richesse et du revenu, constitue une coalition imbattable pour leurs opposants. (Peut-être que cela explique le déclin de si nombreux partis de centre-gauche en Europe). La seule façon de battre cette coalition est de redécouvrir les politiques économiques qui ont aidé les classes laborieuses.

Cette longue étude a d’autres résultats importants. En France, comme au Royaume-Uni, les attitudes publiques ont présenté une moindre hostilité vis-à-vis de l’immigration au cours du temps. Elle note aussi que le tournant socialement conservateur de la droite a contribué à soutenir une loyauté presque totale à la gauche des musulmans au Royaume-Uni et en France et des noirs aux Etats-Unis. (…)

Piketty note que la domination de la gauche parmi les jeunes au Royaume-Uni en 2017, une domination sans précédents au Royaume-Uni, est plus forte qu’elle ne l’a jamais été en France et aux Etats-Unis. Cela peut résultat d’une tendance observée depuis 1997 mais aussi du référendum du Brexit, au cours duquel les vieux ont finalement privé les jeunes d’opportunités. »

Simon Wren-Lewis, « How the left stopped being a party of the working class », in Mainly Macro (blog), 6 octrobre 2018. Traduit par Martin Anota