« Comment beaucoup l’ont souligné, la baisse d’impôt de Trump a constitué un véritable changement par rapport aux principes normaux de politique budgétaire. Historiquement, l’économie américaine a eu tendance à connaître de gros déficits budgétaires lorsqu’elle était déprimée et de plus petits déficits, voire des excédents, lorsqu’elle était forte. Mais aujourd’hui le déficit explose alors même que le chômage est faible. C’est irresponsable et démontre que les grands discours des Républicains sur les déficits n’ont toujours été que du vent (…)

Mais ce qui a été moins souligné, c’est que cela s’inscrit dans quelque chose de plus large : la politique budgétaire déraille depuis 2010, non pas au vu de ce qui se passe du côté de la dette nationale, mais au vu de ce qui se passe sur le plan macroéconomique.

Voici ce que la politique budgétaire doit faire : elle doit soutenir la demande globale lorsque l’économie est faible et elle doit retirer ce soutien lorsque l’économie est robuste. Comme John Maynard Keynes le disait, "l’expansion, et non la récession, est le bon moment pour l’austérité". Et jusqu’à l’année 2010, les Etats-Unis ont plus ou moins suivi cette prescription. Depuis lors, cependant, la politique budgétaire est devenue perverse : d’abord l’austérité malgré le chômage élevé, maintenant l’expansion budgétaire malgré le faible chômage.

J’illustre ce point avec un graphique utilisant l’indicateur d’impact budgétaire calculé par le Hutchins Center de la Brookings Institution, qui estime quelle part de la croissance économique à court terme s’explique par la politique budgétaire à tous les niveaux du gouvernement. Le graphique représente l’indicateur de Hutchins et le taux d’intérêt depuis 2000 ; je fais apparaître deux périodes, une première allant de 2000 à fin 2009 et une seconde allant de 2010 jusqu’à aujourd’hui.

GRAPHIQUE Taux de chômage et orientation de la politique budgétaire aux Etats-Unis

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Ce que vous pouvez voir sur le graphique, c’est qu’au cours de la première période (ligne bleue) une expansion budgétaire était synchrone avec un chômage élevé. C’était le cas lors de la récession de 2001 et à nouveau lorsque la Grande Récession éclata. De ce point de vue, la relance Obama était une politique normale, appliquée dans une situation exceptionnelle.

Mais ensuite, la politique budgétaire a déraillé, comme vous pouvez le voir avec la boucle de couleur rouge allant dans le sens horaire. La mauvaise orientation, selon cet indicateur, commença en fait avant que les Républicains ne prennent possession de la Chambre des Représentants en raison, selon moi, des coupes dans dépenses publiques au niveau des Etats et au niveau local. Mais cela s’est aggravé lorsque le parti républicain reçut le pouvoir de blocage, forçant l’adoption d’une austérité significative même lorsque le chômage était extrêmement élevé.

Parallèlement, la Fed ne pouvait davantage réduire ses taux d’intérêt, parce qu’ils étaient déjà à zéro et comptez-moi parmi ceux qui doutent de l’efficacité de l’assouplissement quantitatif (auquel les Républicains se sont férocement opposés). Donc cette adoption de l’austérité budgétaire a sûrement freiné la croissance économique et retardé la reprise de l’économie.

Et maintenant, avec un chômage très faible, mais un Républicain à la Maison Blanche, nous avons la relance budgétaire dont nous avions désespérément besoin et dont nous n’avons plus besoin. La politique budgétaire, comme l’ensemble de la gouvernance aux Etats-Unis, a été pervertie par la droite. »

Paul Krugman, « The perversion of fiscal policy », 2 novembre 2018. Traduit par Martin Anota