« (…) Voilà ce que j’en pense : le Brésil semble avoir été frappé par une tempête parfaite de malchance et de mauvaise politique économique, avec trois aspects clés. Premièrement, l’environnement mondial s’est brutalement détérioré, avec une chute des prix pour les matières premières exportées, alors que ces dernières sont toujours cruciales pour l’économie brésilienne. Deuxièmement, les dépenses privées domestiques ont aussi plongé, peut-être en raison d’une accumulation excessive de dette. Troisièmement, la politique économique, au lieu de combattre le ralentissement de l’activité, l’a exacerbé, avec de l’austérité budgétaire et un resserrement monétaire alors même que l’économie vacillait.

Peut-être la première chose à dire à propos de la crise brésilienne est de dire ce qu’elle n’est pas. Au cours des dernières décennies, ceux qui suivent la macroéconomie internationale ont eu l’habitude d’entendre parler de crises d’"arrêt soudain" (sudden stop) dans les flux de capitaux, crises au cours desquelles les investisseurs se détournent abruptement d’un pays sur lequel ils avaient porté leur dévolu. C’est l’histoire de la crise mexicaine de 1994-1995, de la crise asiatique de 1997-1999 et de la crise de l’Europe du sud après 2009. C’est aussi ce que nous semblons voir aujourd’hui en Turquie et en Argentine.

Nous savons comment se poursuit cette histoire : le pays affligé voit son taux de change baisser (ou, dans le cas des pays de la zone euro, ses taux d’intérêt augmenter). Une dépréciation de devise ordinaire stimule l’économie, en rendant ses produits plus compétitifs sur les marchés mondiaux. Mais les pays qui connaissent un arrêt soudain se sont souvent fortement endettés en devises étrangères, si bien que la dépréciation de la devise détériore le bilan de ses résidents, provoquant une chute sévère de la demande domestique. Et les responsables de la politique économique ont bien peu de bonnes options : accroître les taux d’intérêt pour soutenir la devise va davantage détériorer la demande intérieure.

Mais alors que vous pourriez penser que le Brésil était dans une situation similaire (la chute de 9 % du PIB réel par tête est comparable à celle que l’on a observée par le passé lors des épisodes d’arrêts soudains), il s’avère que ce n’est pas le cas. En fait, le Brésil ne s’est pas vraiment endetté en devises étrangères et que les effets de devise sur les bilans ne semblent pas jouer un grand rôle dans l’histoire. Que s’est-il alors passé ?

Tout d’abord, l’environnement économique mondial s’est grandement dégradé. Le Brésil s’est quelque peu diversifié dans les activités industrielles, mais il est toujours très dépendant des exportations de matières premières, celles dont les prix ont chuté. Comme le graphique 1 le montre, les termes de l’échange du Brésil (le ratio rapportant les prix à l’exportation sur les prix de l’importation) se sont fortement détériorés.

GRAPHIQUE 1 Termes de l’échange du Brésil

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Cela aurait été dommageable dans tous les cas, mais cette détérioration est allée de paire avec une chute brutale de la consommation domestique (cf. graphique 2). Atif Mian et ses coauteurs nous disent que c’est lié à une hausse de la dette des ménages au cours des années précédentes ; le Brésil a connu quelque chose qui ressemble davantage à la déflation par la dette que les pays développés ont connue en 2008 qu’une crise traditionnelle des pays émergents.

GRAPHIQUE 2 Croissance des dépenses de consommation publique et privée au Brésil (en %)

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Cependant, ce qui a vraiment fait du mal au Brésil, c’est la façon par laquelle il a répondu à ces chocs : les politiques budgétaire et monétaire ont aggravé les choses.

Du côté budgétaire : Le Brésil connaît des problèmes de solvabilité de long terme. Mais ces derniers nécessitent des solutions de long terme. Ce qui s’est passé, c’est que le gouvernement de Roussef a décidé de fortement réduire les dépenses publiques au milieu de la contraction. Que pensaient-ils ? Il semble qu’ils se soient laissés convaincre par la doctrine de l’austérité expansionniste.

Et pour couronner le tout, la politique monétaire a été brutalement resserrée, avec une forte hausse des taux d’intérêt (cf. graphique 3). Que s’est-il passé ?

GRAPHIQUE 3 Taux d’intérêt sur les bons du Trésor brésiliens

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Selon moi, le taux de change s’est déprécié en raison de la dégradation des termes de l’échange, envoyant l’inflation temporairement plus élevée (cf. graphique 4). Et la banque centrale a paniqué, se focalisant sur le problème de l’inflation au détriment de l’économie réelle. Maintenant que la hausse des prix provoquée par l’appréciation de la devise est finie, l’inflation est désormais faible au regard de ses valeurs passées, mais le mal est fait.

GRAPHIQUE 4 Taux de change effectif du réal brésilien et indice des prix à la consommation du Brésil

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C’est une histoire spectaculaire et déprimante. Et cette combinaison de malchance et de mauvaise politique économique a sûrement joué un rôle dans le désastre politique qui suivit. »

Paul Krugman, « What the Hell Happened to Brazil? », 9 novembre 2018. Traduit par Martin Anota