« Il y a quelques jours, la Banque d’Angleterre a publié un rapport sur le possible impact macroéconomique du Brexit. Les scénarii les plus pessimistes étaient catastrophiques (comme le montre le graphique), montrant une contraction pire que celle qui suivit la crise financière de 2008. Sans surprise, les opposants au Brexit se saisirent du rapport, tandis que ses partisans accusèrent la Banque d’Angleterre de s’engager dans une tactique alarmiste.

GRAPHIQUE PIB du Royaume-Uni selon divers scénarii de sortie de l’UE (en indices, base 100 au deuxième trimestre 2016)

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source : Banque d’Angleterre (2018)

Je pense personnellement que le Brexit est une erreur, mais je suis étonné par certains chiffres apocalyptiques. (…) Ce que je veux faire ici, tout d’abord, c’est décrire ce que je comprends de leur raisonnement ; ensuite, j’indiquerai ce que je prévois de façon raisonnable pour le Brexit à court comme à long terme.

1. Le Brexit selon la Banque d’Angleterre


Tout d’abord : les gens de la Banque d’Angleterre avec lesquels je me suis entretenu m’ont indiqué qu’ils n’essayaient pas d’effrayer les gens, de les pousser à accepter la proposition de Theresa May, rien de tout cela. Selon eux, ce rapport concerne la stabilité financière, en évaluant la robustesse des banques face à de possibles chocs. Les scénarii les plus pessimistes qui ont attiré l’attention des gens n’étaient pas des prévisions, mais plutôt une tentative de déceler les conséquences si le pire survient. Mais d’où viennent ces scénarii pessimistes ?

Quand les économistes essayent d’évaluer les changements dans la politique commerciale, ils utilisent habituellement un certain type de modèle d’"équilibre général calculable". Ces modèles cherchent à rendre compte des impacts de la politique commerciale sur la consommation, la production et l’allocation des ressources. Et il y a de nombreuses modélisations du Brexit de ce type.

Cette modélisation est délicate car le Brexit ne concerne pas les tarifs douaniers, que nous savons représenter ; il concerne des barrières invisibles dressées au commerce avec la fin des frontières ouvertes aux mouvements de biens et ainsi de suite. Pourtant, des hypothèses plausibles nous donnent un certain ordre de grandeur. Mes propres estimations m’amenaient à avancer un coût représentant 2 % du PIB, à perpétuité ; d’autres estimations sont plus pessimistes, mais elles sont généralement comprises dans la gamme des 3-4 % du PIB. Mais le pire scénario de la Banque d’Angleterre présente un coût excédant les 10 % du PIB, soit trois fois ce qu’un modèle d’équilibre général calculable suggère. D’où vient ce chiffre ?

Une partie de la réponse tient au fait que la Banque d’Angleterre inclut certains effets non standards du commerce : elle suppose que la restriction des échanges (et des investissements directs à l’étranger) va davantage réduire la productivité que les impacts directs sur l’allocation des ressources ne le prédiraient. Elle cite certaines preuves statistiques, mais il est important d’avoir en tête qu’il s’agit d’une boîte noire, de quelque chose sous forme réduire : il n’y a pas de mécanisme explicite via lequel cela pourrait survenir.

Cependant, ce ne sont pas ces supposés effets non standards qui expliquent le gros morceau des scénarii les plus sombres : d’après ce que je comprends, ils contribuent aux coûts à hauteur de 1 point de pourcentage du PIB.

Ce qui explique les prévisions les plus sombres, ce sont plutôt les perturbations qui surviendraient avec un Brexit dur. Aujourd’hui, les flux de biens entrent et sortent de Grande-Bretagne avec des frictions minimales. Après le Brexit, il y aura des inspections douanières, or le Royaume-Uni n’a pas assez d’infrastructures douanières pour assurer cette tâche. En conséquence, il y aura une longue file d’attente à Douvres et dans d’autres ports, avec de longues files de camions arrêtés sur plusieurs kilomètres d’autoroute, la production en flux tendus sera fortement perturbée, etc.

Ce sont ces perturbations qui sont expliquent les scénarii les plus terribles. Notez que cette analyse dit que les coûts d’une sortie de l’Union européenne sont bien plus élevés que les coûts en PIB qui auraient été occasionnés si la Grande-Bretagne n’était jamais entrée dans l’UE et disposait donc des infrastructures douanières pour faire face aux flux commerciaux.

D’accord, c’est ce que je comprends à propos de l’analyse de la Banque d’Angleterre. Qu’est-ce que j’en pense ?

2. Est-ce que ce sera vraiment mauvais ?

Donc, si la Banque d’Angleterre ne cherchait pas à effrayer les gens en publiant ce rapport, elle était vraiment naïve concernant la façon par laquelle il serait rapporté et lu. (…)

Je suis sceptique à propos des effets supposés du commerce sur la productivité. Je sais qu’il y a certaines preuves allant dans le sens de tels effets : le commerce semble favoriser les entreprises les plus productives. Mais il semble douteux de se reposer sur des effets que nous ne pouvons pas modéliser.

A ce propos, je me souviens bien de la débâcle sur le lien entre ouverture et croissance lors des années quatre-vingt-dix. A cette époque, plusieurs études statistiques prétendaient que des pays en développement ouverts, extravertis, avaient des taux de croissance bien plus élevés que les économies introverties. Ces études étaient interprétaient comme suggérant que les pays qui avaient essayé de s’industrialiser en protégeant les marchés domestiques pouvaient avoir des taux de croissance proches de ceux des pays asiatiques s’ils libéralisaient leur commerce.

Mais en fait, les preuves statistiques d’un tel lien entre ouverture et croissance étaient assez douteuses. Et lorsqu’une massive libéralisation commerciale s’est opérée dans des endroits comme le Mexique, les miracles de croissance promis ne se matérialisèrent pas. Donc, je nourris quelques doutes à propos de ce canal des pertes occasionnées par le Brexit. Mais ce que j’ai appris de la Banque d’Angleterre, c’est que ce n’est pas central à l’analyse.

Que dire à propos des perturbations aux frontières ? Cela pourrait en effet être un gros problème. Ce qui est curieux à propos des scénarii présentés sur le graphique est qu’ils montrent que ces perturbations surviennent sur plusieurs années, avec aucune réduction. Vraiment ? La Grande-Bretagne est un pays développé avec une forte capacité administrative, le genre de pays qui a démontré au cours de l’histoire qu’il était capable de faire face à d’énormes désastres naturels et même des guerres. Se pourrait-il que ce soit vraiment problématique d’embaucher des inspecteurs des douanes et d’installer des ordinateurs pour que le PIB chute de 8 à 10 % ?

Et même à court terme, je me demande pourquoi la Grande-Bretagne ne suivrait pas la vieille recette : "lorsque tout le reste échoue, réduisons nos exigences". Si un assouplissement de l’application, un traitement spécial pour les affréteurs de confiance, que sais-je, peuvent désengorger les goulots d’étranglement aux ports, ne serait-ce pas utile comme mesure temporaire, malgré les possibilités de fraude ?

Cela dit, il est vraiment surprenant que la Grande-Bretagne se soit retrouvée dans cette situation. Si les inconvénients sont proches de ceux que la Banque d’Angleterre esquisse, étant donné le risque (qui est substantiel comme nous le savons depuis longtemps) d’un Brexit dur, c’est vraiment stupide de ne pas avoir renforcé les capacités aux frontières. Nous ne pouvons pas parler d’un tel montant d’argent, alors que le référendum du Brexit date d’il y a plus de deux ans.

C’est vraiment tout un spectacle. Que vous soyez Brexiter ou Remainer, vous devriez être horrifié et écœuré de voir comment le sujet a été traité. »

Paul Krugman, « Brexit, borders, and the Bank of England », 30 novembre 2018. Traduit par Martin Anota