« Il y a peu de doutes que des mesures drastiques doivent être prises pour protéger la planète des catastrophes environnementales. Mais qui doit payer la facture pour ces politiques environnementales urgentes ? Il y a la question qui est centrale aujourd’hui et qui a été placée sur l’agenda politique récemment par les protestations des "gilets jaunes". Beaucoup veulent sauver la planète, mais peu veulent supporter le coût de cet effort. Sans répondre à cette question quant à savoir qui doit payer la facture, aucun progrès ne sera fait du côté des politiques climatiques.

Le problème existe à deux niveaux. Il y a la question quant à savoir sur les épaules de qui, parmi la génération actuelle, l’essentiel du fardeau doit être placé. Il y a aussi la question quant à savoir comment les coûts doivent être partagés entre la génération actuelle et les générations suivantes.

La première question reçoit beaucoup d’attention aujourd’hui. Il est en effet important de concevoir des politiques redistributives qui assurent que ceux avec les "plus fortes épaules" supportent une part proportionnellement plus élevée du coût des politiques climatiques. Cela peut être atteint en transférant la totalité (ou une partie) des recettes des taxes sur les carburants fossiles sur ceux qui ont les revenus les plus modestes. Bien que ce principe soit facile à formuler, il semble que les conflits politiques qui surviennent lorsqu’on veut l’appliquer soient intenses.

La deuxième question distributionnelle, celle entre la génération présente et les générations futures soit tout aussi importante. C’est celle sur laquelle je veux me pencher ici. Quand nous imposons des taxes supplémentaires sur les ménages et entreprises aujourd’hui pour financer les politiques environnementales, nous leur demandons en fait de payer la totalité du coût d’une politique qui va bénéficier aux générations futures. Beaucoup résistent à cela aujourd’hui, et ensuite rationnalisent cette résistance en déniant l’urgence du changement climatique. Il est par conséquent important d’adopter une politique qui assure que les coûts soient répartis entre la génération courante et les générations futures de façon à ce que la distribution de ces coûts reflète aussi la distribution des bénéfices au cours du temps.

Il y a un seul domaine politique où nous pouvons actuellement appliquer cette règle proportionnelle et il s’agit de l’investissement public. Ce dernier, ainsi que les investissements privés, sont essentiels pour transformer l’économie de façon à ce qu’elle utilise moins de carburants fossiles pour se tourner vers les sources d’énergies renouvelables. Les investissements publics doivent être réalisés dans les infrastructures énergétiques, dans le transport public, dans la recherche-développement et dans plein d’autres domaines.

La formule qui atteint l’objectif de la répartition des coûts au cours du temps consiste à financer l’investissement public via l’émission de titres publics. L’émission d’obligations aujourd’hui fournit le financement pour le projet d’investissement, tandis que le paiement des charges d’intérêt est réparti à travers le temps. Donc, un tel financement répartit les coûts de l’investissement entre la génération présente et les générations futures. Ces dernières vont jouir de l’essentiel des bénéfices de ces investissements et vont aussi contribuer à supporter une partie de leurs coûts. Un tel financement permet aussi à la génération présente d’être partiellement allégée des coûts de ces investissements. Cela réduit la résistance à la mise en œuvre de coûteuses politiques environnementales.

Malheureusement, les autorités européennes ont mis du sable dans les rouages. Les règles budgétaires imposées aujourd’hui par la Commission européenne empêchent à ce que les coûts de l’investissement public soient réparties à travers le temps. La règle selon laquelle le Budget public doit être structurellement à l’équilibre rend impossible de financer l’investissement public via l’émission d’obligations, parce que cette dernière crée un déficit structurel dans le Budget et que cela est interdit par la règle budgétaire.

Par conséquent, lorsque les gouvernements de la zone euro veulent procéder à des investissements environnementaux, ils sont obligés d’accroître les taxes ou de réduire d’autres dépenses publiques (par exemple la sécurité sociale). En d’autres mots, ils sont obligés de faire en sorte que 100 % des coûts de ces investissements soient supportés par les ménages et les entreprises aujourd’hui. Et assez naturellement, ces derniers résistent, et ce avec raison

La solution à ce problème est en fait assez simple et elle est parfois qualifiée de "règle d’or". Les autorités européennes doivent permettre aux investissements publics d’être placés dans un "Budget en capital". Ceux-ci doivent être financés via l’émission d’obligations. La règle européenne d’équilibre structurel s’appliquerait alors seulement au Budget ordinaire composé des dépenses et taxes courantes. Puisque les dépenses courantes représentent plus de 95 % du Budget total dans la plupart des pays européens, cela assurerait que plus de 95 % du Budget soit sujet à la règle de Budget équilibré.

La seule chose qui complique l’adoption de cette solution est le dogme selon lequel la dette publique est forcément mauvaise. La dette publique est en effet mauvaise lorsqu’elle sert à financer la consommation. La dette publique est bonne lorsqu’elle sert à financer des investissements productifs qui permettent de protéger la planète des futures catastrophes environnementales.

Le problème avec le dogme selon lequel la dette publique est toujours mauvaise est qu’elle émane d’une obsession qui se focalise seulement du côté du passif des bilans des gouvernements. Nous ne ferions jamais cela si nous voulions évaluer la santé financière des entreprises privées. Nous regarderions toujours à la fois l’actif et le passif pour juger de la solvabilité de ces entreprises. Pourtant, lorsque nous voulons juger d’un gouvernement, nous ignorons l’actif de son bilan ; une procédure complètement irrationnelle. Lorsqu’un supplément de dette publique a pour contrepartie des actifs productifs dont les rendements excèdent le coût de la dette, il n’y a pas de problème à accroître cette dette. La dette peut être en permanence au-dessus de 60 % du PIB, ou même de 100 %, qu’importe. Il est alors insensé que la Commission européenne essaye désespérément d’obtenir une reddition inconditionnelle.

Il est grand temps que nous nous débarrassions du dogme selon lequel la dette publique est toujours mauvaise. Nous devons nous débarrasser de ce dogme pour qu’il soit enfin possible d’investir massivement dans des projets qui empêcheront le changement climatique de détruire la planète. De tels investissements ne seront possibles que si les coûts sont partagés entre la génération actuelle et les générations futures. »

Paul De Grauwe, « Who should pay for the cost of climate policies? », in Ivory Tower (blog), 8 décembre 2018. Traduit par Martin Anota