« C’est la question qu’on me pose souvent (…). J’ai donc décidé de mettre par écrit mes réponses.

Le raisonnement suggérant que les inégalités n’importent pas est souvent présenté de la façon suivante : Si tout le monde s’enrichit, pourquoi devons-nous nous inquiéter à l’idée que quelqu’un devienne extrêmement riche ? Peut-être que cette personne mérite d’être riche ; ou qu’importe, même si elle ne le mérite pas, nous n’avons pas à nous inquiéter de sa richesse. (…) Focalisons-nous sur les raisons expliquant pourquoi nous devons nous inquiéter des fortes inégalités.

Les raisons peuvent être formellement regroupées en trois catégories : les raisons instrumentales qui ont à voir avec la croissance économique, les raisons qui ont à voir avec la justice et les raisons qui ont à voir avec la politique.

La relation entre les inégalités et la croissance économique est l’une des plus vieilles relations étudiées par les économistes. Une hypothèse très forte souvent adoptée était que, sans profits élevés, il n’y aurait pas de croissance et que des profits élevés impliquent de fortes inégalités. Nous trouvons déjà cet argument dans Ricardo, où le profit est le moteur de la croissance économique. Nous la retrouvons aussi chez Keynes et Schumpeter, et ensuite dans les modèles standards de croissance économique. Nous la trouvons même dans les débats sur l’industrialisation soviétique. Pour investir, vous devez avoir des profits (c’est-à-dire un surplus au-delà de la subsistance) ; dans une économie privée, cela signifie que certaines personnes doivent être suffisamment riches pour épargner et investir et, dans une économie étatisée, cela signifie que l’Etat doit prendre tout le surplus.

Mais notez qu’à chaque fois le raisonnement ne plaide pas pour les inégalités en tant que telles. Si c’était le cas, nous n’aurions pas à nous inquiéter à propos de l’utilisation du surplus. L’argument concerne un comportement apparemment paradoxal des riches : ils doivent être suffisamment riches, mais ils ne doivent pas utiliser cet argent pour vivre bien et consommer, mais pour investir. Ce point est notamment avancé (…) par Keynes dans les premiers paragraphes de Conséquences économiques de la paix. En ce qui nous concerne, il suffit de noter que c’est un argument en faveur des inégalités si la richesse n’est pas utilisée pour le plaisir personnel.

Le travail empirique réalisé au cours des vingt dernières années a échoué à mettre en évidence une relation positive entre les inégalités et la croissance. Les données n’étaient pas suffisamment bonnes, en particulier en ce qui concerne les inégalités pour lesquelles la mesure typiquement utilisée était le coefficient de Gini, qui est trop agrégé et peu efficace pour capturer les changements dans la distribution ; en outre, la relation même peut varier en fonction d’autres variables ou du niveau de développement. Cela a poussé les économistes dans un cul-de-sac et à se décourager, au point que depuis la fin des années quatre-vingt-dix et le début des années deux mille cette littérature empirique avait presque disparu. Elle est passée en revue plus en détail dans la section 2 de cet article.

Plus récemment, avec de meilleures données sur la répartition des revenus, l’idée que les inégalités et la croissance sont négativement corrélées a gagné du terrain. Dans une étude que nous avons réalisée, Roy van der Weide et moi-même, nous l’avons montré en utilisant quarante années de données microéconomiques américaines. Avec de meilleures données et une réflexion plus poussée sur les inégalités, les choses sont apparues plus nuancées : les inégalités peuvent être bonnes pour les revenus futurs des riches (autrement dit, ces derniers s’enrichissent), mais elles peuvent être mauvaises pour les revenus futurs des pauvres (autrement dit, ces derniers s’appauvrissent). Dans ce cadre dynamique, le taux de croissance lui-même n’est plus quelque chose d’homogène (…). Quand nous disons que l’économie américaine croît au rythme de 3 % par an, cela signifie seulement que le revenu total a augmenté à ce rythme, cela ne nous dit rien quant à savoir si les individus à telle ou telle situation dans la répartition du revenu ont vu leur situation s’améliorer ou se dégrader.

Pourquoi les inégalités auraient-elles un effet nocif sur la croissance des premiers déciles de la distribution comme Roy et moi le constatons ? Parce que cela mène à de moindres réussites éducationnelles (et même sanitaires) parmi les pauvres qui sont alors davantage exclus des bons emplois et des contributions significatives qu’ils peuvent réaliser pour leur propre épanouissement et celui de la société. Exclure un certain groupe de personnes de l’éducation de qualité, que ce soit en raison de leur faible revenu, de leur genre ou de leur race, n’est jamais une bonne chose pour l’économie (…).

De fortes inégalités qui empêchent certains de participer pleinement entraînent une question d’équité ou de justice. C’est le cas parce que la mobilité intergénérationnelle s’en trouve affectée. Les gens qui sont relativement pauvres (ce qui est le cas lorsque les inégalités sont fortes) ne sont pas capables (…) de donner à leurs enfants autant de supports (allant de l’éducation à l’héritage en passant par le capital social) que les riches peuvent en donner à leurs propres enfants. Cela implique que les inégalités tendent à persister au fil des générations, ce qui signifie que les opportunités sont très différentes pour ceux qui sont au sommet de la hiérarchie plutôt qu'en bas de celle-ci. Nous avons deux facteurs joignant leurs forces ici : d’un côté, l’effet négatif de l’exclusion sur la croissance qui se transmet d’une génération à l’autre (ce qui constitue une raison instrumentale pour ne pas aimer de fortes inégalités) et, de l’autre, le manque d’égalité des opportunités (ce qui relève d’une question de justice).

De fortes inégalités ont aussi des effets politiques. Les riches ont plus de pouvoir politique et ils utilisent ce pouvoir politique pour promouvoir leurs propres intérêts et renforcer leur position relative dans la société. Cela signifie que tous les effets négatifs dus à l’exclusion et au manque d’égalité des opportunités sont renforcés et rendus permanents (du moins, jusqu’à ce qu’un gros séisme social les détruise). Afin d’empêcher qu’un tel séisme se produise, les riches doivent se mettre à l’abri et se rendre imprenables par la "conquête". Cela mène à une politique adverse et réduit la cohésion sociale. Ironiquement, l’instabilité sociale qui en résulte alors décourage l’investissement des riches, ce qui sape l’action même qui était initialement présentée comme la principale raison justifiant l’idée que de fortes inégalités puissent être désirables.

Nous arrivons au point final où le déroulement des actions qui étaient initialement supposées aboutir à un résultat bénéfique détruit par sa propre logique l'argument initial. (…) Au lieu de voir les fortes inégalités comme bénéfiques à l’investissement et à la croissance, nous commençons à voir qu’au cours du temps elles produisent des effets exactement opposés : elles freinent l’investissement et la croissance. »

Branko Milanovic, « Why inequality matters? », in globalinequality (blog), 5 décembre 2018. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Les inégalités sont bonnes pour la croissance des riches… pas pour celle des pauvres »