« (…) La plus importante influence que Marx ait pu avoir sur les personnes travaillant en sciences sociales est, je pense, son interprétation économique de l’histoire. Celle-ci est devenue si courante que nous ne l’associons à avec Marx. Certes, il n’est pas le seul, ni n’a été tout à fait le premier, à l’avoir définie. Mais il l’a appliquée de la façon la plus cohérente et créative.

Mais même si nous croyons qu’une telle interprétation de l’histoire est courante aujourd’hui, elle ne l’est toujours pas entièrement. Prenons le débat actuel autour des raisons qui expliquent l’arrivée de Trump au pouvoir. Certains (essentiellement ceux qui croient que tout allait bien avant) l’expliquent par une soudaine poussée de xénophobie, de haine et de misogynie. D’autres (comme moi) considèrent que cette poussée a été provoquée par une stagnation économique durable des revenus des classes moyennes et une hausse de l’insécurité (de l’emploi, des dépenses de soins de santé, de l’incapacité à financer l’éducation des enfants). Donc le dernier groupe tend à placer les facteurs économiques en premier et à expliquer comment ils mènent au racisme et au reste. Il y a une grande différence entre les deux approches, pas seulement dans leur diagnostic des causes, mais aussi dans leur vision de ce qui doit être fait.

La deuxième intuition de Marx que je pense absolument indispensable dans le travail sur les inégalités de revenu et de richesse a été de voir que les forces économiques qui influencent les développements historiques le font via "de larges groupes de personnes qui diffèrent en termes de position dans le processus de production", à savoir via les classes sociales. Les classes sociales peuvent être définies par la différence dans l’accès aux moyens de production comme l’a souligné Marx, mais il n’y a pas que cela. Pour faire écho à mes travaux sur les économies socialistes, rappelons la critique très influente émanant de la gauche à propos des systèmes socialistes : les classes sociales dans ce système se formaient sur la base d’un accès différencié au pouvoir étatique. La bureaucratie peut en effet être considérée comme constituant une classe sociale. Et pas seulement dans un système socialiste, mais aussi dans les formations précapitalistes où le rôle de l’Etat comme "extracteur de plus-value" était important, de l’Egypte antique à la Russie médiévale. Plusieurs pays africains aujourd’hui peuvent être analysés en utilisant cette lecture-là. Dans mon prochain livre Capitalism, Alone, j’utilise la même approche pour des pays de capitalisme politique, notamment la Chine.

Il faut le souligner : l’analyse en termes de classes est absolument cruciale pour toutes les personnes voulant étudier les inégalités précisément parce que les inégalités, avant de devenir un phénomène individuel ("mon revenu est faible"), constituent un phénomène social qui affecte de larges franges de la population ("mon revenu est facile parce que les femmes font l’objet de discriminations" ou "parce que les Afro-Américains sont discriminés" ou "parce que les pauvres ne peuvent avoir accès à une bonne éducation", etc.). Donnons deux exemples de ce que j’ai en tête ici : les travaux de Piketty, en particulier sur les hauts revenus en France et le livre de Rodriguez Weber sur la répartition du revenu au Chili à long terme (Desarrollo y desigualdad en Chile (1850–2009): historia de su economía política). D’un autre côté, je pense que les travaux de Tony Atkinson sur diverses répartitions du revenu et des richesses, notamment en Grande-Bretagne, n’a pas assez intégré l’analyse politique et en termes de classes sociales.

C’est aussi là où les travaux sur les inégalités rompent avec l’un des fléaux de la microéconomie et de la macroéconomie modernes : l’agent représentatif. L’introduction de l’agent représentatif visait à occulter toutes les distinctions significatives entre de larges groupes de personnes dont les positions sociales diffèrent, en se focalisant sur l’observation que tout le monde est un "agent" qui essaye de maximiser son revenu sous un ensemble de contraintes. C’est en effet le cas. Et (…) cela passe sous silence les multiples aspects qui rendent ces "agents" vraiment différents les uns des autres : leur richesse, leur environnement, leur pouvoir, leur plus ou moins grande capacité à épargner, leur genre, leur race, le fait qu’ils possèdent ou non du capital, le fait qu’ils aient ou non à vendre leur force de travail, leur accès à l’Etat, etc. Je dirais donc que tout travail sérieux sur les inégalités doit rejeter l’usage de l’agent représentatif comme cadre pour étudier la réalité. Je suis très optimiste sur ce plan-là parce que l’agent représentatif a été le produit de deux développements qui ont aujourd’hui tendance à s’effacer : d’une part, un désir idéologique, particulièrement fort aux Etats-Unis (…), de dénier l’existence des classes sociales et, d’autre part, le manque de données hétérogènes. Par exemple, le revenu médian ou le revenu par décile était difficile à calculer, mais le PIB par tête était facile à obtenir.

La troisième contribution méthodologique des plus importantes de Marx est la prise de conscience que les catégories économiques dépendent des formations sociales. Ce qui n’est que moyens de production (outils) dans une économie composée de petits producteurs devient du capital dans une économie capitaliste. Mais ça va plus loin. Le prix (normal) d’équilibre dans une économie féodale (ou dans un système de guildes où le capital ne peut passer d’une branche à l’autre) va être différent du prix d’équilibre dans une économie capitaliste où le capital jouit d’une liberté de circulation. Ce n’est toujours pas évident aux yeux de beaucoup d’économistes. Ils utilisent les catégories capitalistes d’aujourd’hui pour l’Empire romain où le travail salarié était (pour citer Moses Finley) "spasmodique, occasionnel et marginal".

Mais même s’ils ne le réalisent pas pleinement, ils reconnaissent de facto l’importance du cadre institutionnel d’une société dans la détermination des prix non seulement des biens, mais aussi des facteurs de production. A nouveau, nous le voyons tous les jours. Supposons que le monde produise exactement le même ensemble de marchandises et que la demande pour ces marchandises soit exactement la même, mais imaginons tout d’abord que ce soit le cas dans des économies nationales qui ne permettent pas au travail et au capital de se mouvoir, puis dans une économie entièrement mondialisée où les frontières n’existent pas. Il est que les prix du capital et du travail (le profit et le salaire) seront différents dans cette dernière économie, que la répartition entre propriétaires du capital et les travailleurs sera différente, que les prix vont changer lorsque les profits et salaires changeront, que les revenus changeront aussi, donc aussi la consommation, et finalement que même la structure de la production sera altérée. C’est en effet ce que l’actuelle mondialisation est en train de faire.

Le fait que les relations de propriété déterminent les prix et la structure de la production et consommation est une intuition extrêmement importante. Le caractère historique de tout arrangement institution est donc mis en avant.

La dernière contribution de Marx que j’aimerais mettre en avant (peut-être la plus importante et grandiose de ses contributions) est que la succession des formations socio-économiques (ou, de façon plus restreinte, des modes de production) est elle-même "régulée" par les forces économiques, notamment la lutte pour la répartition du surplus économique. La tâche de l’économie est (…) d’expliquer l’essor et la chute non seulement de pays, mais aussi de différentes manières d’organiser la production : pourquoi les nomades ont été supplantés par des populations sédentaires, pourquoi l’Empire romain occidental a laissé place à de larges domaines féodaux et aux serfs, alors que l’Empire romain oriental est resté habité par de petits propriétaires, etc. Toute personne qui étudie Marx ne peut jamais oublier la grandeur des questions qu’il a posées. Un tel étudiant trouvera peut-être acceptable d’utiliser les courbes d’offre et de demande pour déterminer le coût d’une pizza dans sa ville, mais il ne verra jamais cela comme le rôle premier ou le rôle le plus important de l’économie en tant que science sociale. »

Branko Milanovic, « Marx for me (and hopefully for others too) », in globalinequality (blog), 28 décembre 2018. Traduit par Martin Anota