« Que va-t-il se passer avec le Brexit ? Un second référendum ? Une sortie désordonnée de l’Union européenne ? Une nouvelle offre de la part de l’UE qui ne soit pas aussi offensive que la proposition qui vient d’être rejetée ? Dieu seul le sait, et même Lui n’en est peut-être pas sûr.

Une partie du problème est qu’il ne semble plus y avoir beaucoup d’acteurs rationnels dans l’affaire. On a beaucoup écrit sur les fantaisies de plusieurs partisans du Brexit ; je ne rajouterai rien dessus. Mais nous devons aussi noter les fantaisies des responsables européens, qui se sont comportés à chaque étape de ce processus comme si la Grande-Bretagne était une Grèce et pouvait plier par capitulation. Quelques gestes mineurs auraient pu sauver le "Remain" en 2016 ; avec un peu de flexibilité, un peu moins de détermination à imposer des termes humiliants, le Brexit aurait pu être plus doux à présent. Mais l’arrogance a été de mise tout du long.

Maintenant, nous entendons les responsables de l’UE déclarer être horrifiés par l’échelle de la défaite de May et je devine que les dirigeants européens commencent à réaliser qu’une rupture désordonnée ferait aussi beaucoup de mal à une zone euro bien fragile. Sans plaisanterie.

Qu’importe, voyons ce que donne l’économie du Brexit.

L’économie du Brexit à long terme n’a pas vraiment changé depuis que j’ai commencé à analyser les perspectives l'entourant en 2016. La sortie de l'union douanière que constitue l’UE accroîtrait substantiellement les coûts sur environ la moitié du commerce extérieur de la Grande-Bretagne. Cela imposerait un coût au revenu réel britannique équivalent à quelques points de PIB, disons 2 à 4 %.

Ce ne sera pas la délivrance économique que certains Brexiters imaginaient, mais peut-être que le point le plus important ici est que les effets du Brexit après quelques années ne semblent pas catastrophiques. A quel point pouvons-nous être confiants à l’idée que ce ne sera pas trop mauvais ? Assez confiants, car d’autres pays ont bien réussi sans unions douanières malgré des liens économiques étroits avec un voisin plus grand. (…) Un Royaume-Uni post-Brexit serait à l’UE ce que le Canada était aux Etats-Unis avant l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis et le Canada (signé quelques années avec l’ALENA). En fait, même la part du commerce transfrontalier dans le PIB serait similaire. Et le Canada n’était pas un immense terrain vague.

Nous pouvons aussi noter qu’il y aura quelques gagnants avec le Brexit, même au Royaume-Uni. L’UE a été bonne pour le rôle de Londres en tant que centre financier, mais ce rôle a maintenu la livre sterling à un niveau élevé, nuisant au Nord industriel. Le Brexit va se traduire par une livre sterling durablement plus faible, ce qui signifierait un secteur manufacturier plus gros, ce qui bénéficierait aux régions industrielles (même si ces bénéfices seront atténués par de plus hauts prix à la consommation). Beaucoup de personnes en Grande-Bretagne peuvent trouver cela pas mal.

Cependant, alors que les effets à long terme du Brexit seront probablement modérés (bien que 3 % du PIB est en fait significatif en comparaison avec les effets de la plupart des politiques économiques), le court terme peut être pire, aussi bien pour la Grande-Bretagne que pour l’UE.

La raison pour laquelle le court terme peut être si mauvais est qu’après presque 45 années dans l’union douanière, ni la Grande-Bretagne, ni ses partenaires à l’échange n’ont mis en place les infrastructures qui sont nécessaires à une frontière, même une frontière amie. Si vous n’êtes pas dans une union douanière (si les biens doivent passer une quelconque procédure à la frontière), vous devez avoir suffisamment d’agents des douanes, un réseau informatique adéquat, et ainsi de suite. Sans tout cela, vous allez connaître de longs retards ; voilà les projets pour utiliser les autoroutes autour de Douvres comme un immense parking pour accueillir tous les camions qui attendront.

Parce que cette infrastructure n’est pas en place, la chute initiale du commerce entre le Royaume-Uni et l’UE peut être bien plus large que l’effet à long terme, accompagnée de désordres, sans garantie que les biens à haute priorité ne passent. C’est ce genre de perturbations à la frontière qui sous-tend les énormes pertes dans les scénarii les plus pessimistes de la Banque d’Angleterre.

Nous étions conscients d’une telle perspective depuis un moment. Je serais curieux de connaître les mesures que le gouvernement britannique a prises pour limiter les dommages. Il était conscient de cela, donc il devrait s’être préparé à cette perspective, pas vrai ? (…)

Ce qui est nouveau, je pense, c’est que les risques de court terme pour le reste de l’Europe semblent maintenant substantiellement plus larges qu’ils ne le semblaient il y a quelques mois. Evidemment, les échanges entre l’UE et le Royaume-Uni sont relativement bien plus faibles par rapport à la taille de l’UE que par rapport à celle de la Grande-Bretagne. Mais il semble qu’un Brexit dur, s’il survient, va coïncider avec ce qui semble être le pire ralentissement depuis la crise de l’euro de 2011-2012.

GRAPHIQUE Variation de l’activité industrielle de la zone euro (par rapport à l’année précédente, en %)

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Cette crise a fini avec une puissante intervention monétaire, le "qu’importe ce qu’il faudra" ("whatever it takes") de Mario Draghi. Il est difficile de voir quelque chose de comparable maintenant ; en fait, la BCE a déjà des taux d’intérêt négatifs, donc il n’y a pas de marge de manœuvre pour davantage assouplir la politique monétaire. Et ajouter un Brexit désordonné à la mixture est la dernière chose dont l’Europe a besoin.

Je pourrais ajouter que, j’ai beau espérer que le British Civil Service ait préparé des plans d’urgence pour un soudain Brexit dur, je ne suis pas sûr que l’UE en ait préparé de son côté. Le fait est que, même si l’on réussit à empêcher de massifs bouchons se constituer à Douvres, cela n’aide en soi pas beaucoup s’ils se constituent toujours à Calais. (…)

Le fait est qu’un mauvais Brexit devrait être facilement évitable. Si l’infrastructure frontalière n’est pas là, alors il faut simplement repousser l’événement jusqu’à ce qu’elle le soit ou, dans le cas où cela est impossible pour une quelconque raison politique, opter pour une application minimale, fondamentalement une union douanière en pratique mais pas en principe, en attendant que les choses s’éclaircissent.

Il n’y a pas de raison de croire que les choses ne se passeront pas bien… si ce n’est tout ce qui s’est passé jusqu’à présent entre la Grande-Bretagne et l’UE. »

Paul Krugman, « What to expect when you’re expecting Brexit », 16 janvier 2019. Traduit par Martin Anota