« J’ai été indirectement impliqué dans le débat sur les tendances à long terme dans la pauvreté mondiale qui enrage ces derniers jours sur internet, un débat qui a été amorcé par certaines déclarations de Steven Pinker et Bill Gates et qui a ensuite été alimenté par une réfutation de celles-ci par Jason Hickel. (...)

(…) Il y a (selon moi) au moins quatre problèmes que Hickel a correctement mis en avant. (Il utilise d’autres arguments aussi, mais je ne les commenterai pas.)

Premièrement, les données de Maddison et du projet Maddison, qui sont les seules disponibles pour traiter à la fois de la pauvreté mondiale et des inégalités mondiales et que j’utilise moi-même dans mes travaux, tendent, comme les calculs du PIB, à surestimer la hausse du revenu réel là où l’on passe d’activités qui n’étaient pas marchandisées aux mêmes activités mais qui entrent désormais dans la sphère marchande. Le PIB, comme on le sait très bien, est fait de façon à ne mesurer que des activités essentiellement monétarisées. A l’époque de l’industrialisation, aussi bien qu’aujourd’hui au cours de la révolution des technologies d’information et de communication, une telle sous-estimation est susceptible d’être significative. Il est étrange que les gens aujourd’hui remettent en question cela, alors que nous connaissons une période similaire de marchandisation et de hausse de la part d’activités qui entrent désormais dans la sphère marchande alors qu’elles en étaient jusqu’alors exclues. Jusqu’à Airbnb et Uber, vous ne contribuiez pas au PIB lorsque vous hébergiez des amis d’amis ou que vous les déposiez à l’aéroport. Aujourd’hui, ces services le sont parce que vous êtes payés pour les réaliser. (La même chose est exacte pour des activités domestiques qui étaient habituellement réalisées sans contrepartie monétaire essentiellement par les femmes et qui, à un certain moment, sont entrées dans la sphère marchande.)

Plus importants ont été (comme l’a souligné Hickel) les changements qui sont survenus au cours de la Révolution industrielle. Plusieurs activités réalisées au sein des ménages ont été monétarisées alors que des gens étaient souvent physiquement chassés ou privés de terres, d’eau et d’autres droits dont ils jouissaient jusqu’alors gratuitement. Je n’ai pas besoin de développer trente-six exemples ici ; prenons juste l’exemple des enclosures ou de la dépossession des terres des Africains. Ce n’était pas seulement un transfert de richesse, mais une réduction significative de revenus pour ceux qui avaient le droit d’utiliser et de jouir des fruits de la terre, de l’eau ou d’autres ressources. Leur moindre accès aux biens et services n’a pas été enregistré dans une quelconque statistique du revenu. Il est donc raisonnable de penser que les taux de croissance du PIB et la baisse de la pauvreté sont surestimés.

Deuxièmement, les données sur la répartition du revenu pour le dix-neuvième siècle que nous avons tous utilisées proviennent presque entièrement de l’étude séminale de François Bourguignon et Christian Morrisson. Il y a deux études plus récentes, la première de van Zanden, Baten, Foldvari et van Leewen et une seconde que j’ai réalisée, qui ont utilisé une méthodologie quelque peu différente (notamment des sources plus diversifiées) de façon à vérifier la robustesse des constats de Bourguignon et Morrisson. Les deux analyses concluent que les résultats de Bourguignon et Morrisson sont valides, mais dans ces deux analyses le nombre ou la fiabilité de ces nouvelles sources sont extrêmement limités. (J’utilise des tables sociales pour estimer les répartitions au dix-neuvième siècle. Mais le nombre de tables sociales que nous avons à notre disposition est très limité, que ce soit en termes de pays couverts ou de couverture temporelle.)

De plus, les distributions originelles de Morrisson ont certes été rendues disponibles par l’auteur, mais elles n’ont pas de sources. Donc, on ne peut pas dire si elles sont justes ou non. De plus, même si les distributions de certains pays en particulier étaient exactes, plusieurs d’entre elles sont faites pour représenter une grande variété de pays (disons, la Colombie, le Pérou et le Venezuela ; ou la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Kenya ; les "45 pays asiatiques"; ou les "37 pays africains" ont tous les mêmes distributions) parce que Bourguignon et Morrisson divisent le monde en 33 "régions", simplement parce qu’il ont manqué d’informations concernant la plupart des pays.

La fragilité de telles distributions a un effet particulièrement fort sur les chiffres de la pauvreté. Elle affecte un peu moins les inégalités, parce que, à partir d’autres sources (fragmentaires) nous savons quelles sont les fourchettes dans lesquelles les inégalités se situent. Mais nous le savons moins pour la pauvreté. Au bout du compte, les répartitions de revenu pour le dix-neuvième siècle sont, le moins que l’on puisse dire, fragiles.

Troisièmement, Hickel questionne l’usage du seuil de pauvreté absolue à 1,90 dollars PPA. Il y a un large débat sur celui-ci et je ne vais pas rentrer davantage dedans ; il suffit de voir les critiques faites par Thomas Pogge et Sanjay Reddy (en ce qui concerne la sous-estimation du niveau des prix auquel font face les pauvres), on a bien montré qu’il y avait beaucoup d’arbitraire avec le seuil de pauvreté, fixé d’abord à 1 dollar PPA et désormais à 1,90 dollar PPA (voir par exemple Angus Deaton ici) ou plus récemment la remise en cause méthodologique de l'approche de la Banque mondiale développée par Bob Allen (ici). Hickel mentionne simplement ces questions. Elles sont importantes et elles ne doivent pas être ignorées.

Quatrièmement, Hickel fait un point plus philosophique à propos duquel les économistes (contrairement aux anthropologues ou aux historiens) sont moins bien équipés : les coûts humains de la Révolution industrielle, de l’Angleterre au travail forcé (et probablement dix millions de morts) au Congo et à Java à la famine au Bengale (plus de 10 millions de morts) en passant par la collectivisation soviétique (plus de 5 millions de morts) et au Grande Bond en avant de la Chine (environ 20 millions de morts). Les morts entrent dans nos calculs seulement dans la mesure où leur décès affecte l’espérance de vie estimée. (Et dans l’article de Bourguignon et Morrisson il y a une tentative pour calculer les inégalités mondiales au cours des deux derniers siècles en prenant en compte aussi les changements dans l’espérance de vie). Mais, sinon, en ce qui concerne les calculs de pauvreté, les morts ont l’effet pervers de réduire la population et d’accroître la production par tête (donc la productivité marginale de ceux qui sont morts comme travailleurs forcés ou de la famine est nulle ou proche de zéro). Jason a raison de souligner ce point.

L'effet de ce dernier point est cependant ambigu. D’un côté, cela (si nous parvenons à le mesurer) accroîtrait les coûts de l’industrialisation et réduirait les gains, comparativement à l’ère préindustrielle, mais, d’un autre côté, cela améliorerait la position relative du présent au regard de l’ère de l’industrialisation, simplement parce que de telles famines massives ne surviennent pas aujourd’hui ou du moins surviennent moins fréquemment (par exemple la Corée du Nord et avant cela l’Ethiopie).

Pour conclure. Selon moi, Jason Hickel a mis en évidence plusieurs problèmes réels dont la plupart des économistes ont conscience (et sur lesquels ils ont fréquemment écrit). Malheureusement, d’autres économistes, une fois qu’un graphique est créé, tendent à utiliser les résultats moins scrupuleusement ou moins soigneusement de façon à tenir des propos d’ordre politique. C’est pourquoi il est utile d’attirer l’attention sur ces problèmes (…). »

Branko Milanovic, « Global poverty over the long-term: legitimate issues », in globalinequality (blog), 6 février 2019. Traduit par Martin Anota https://glineq.blogspot.com/2019/02/global-poverty-over-long-term.html