« Le magazine Foreign Policy considère mon ami Fareed Zakaria comme l’un des dix plus importants penseurs dans le domaine de la politique étrangère de la dernière décennie. Farred a célébré cette reconnaissance méritée en y publiant un essai intitulé "The End of Economics", où il fait part de ses doutes quant à la pertinence et à l’utilité de la science économique et des économistes. Parce que Fareed tient des propos réfléchis et fait écho à des arguments fréquemment avancés, il mérite une réponse tout aussi réfléchie.

Fareed ignore de grands pans de la pensée économique, il ignore que les économistes ont été à l’origine de la plupart des critiques avancées à l’encontre des précédentes théories économiques, il s’en prend à des hommes de paille et il n’offre pas vraiment d’alternative aux approches économiques de la politique publique.

Plusieurs critiques de l’économie saisissent l’échec des économistes à prédire la crise financière comme motif d’inculpation. Cet argument échoue à tenir compte d’une idée centrale qui est enseignée dans chaque cours sur les fondamentaux en finance. Les effondrements de marchés sont intrinsèquement imprévisibles, parce que si l’on parvenait à en prédire un, il surviendrait plus tôt, comme tout le monde vendrait ses actifs par anticipation. De plus, plusieurs économistes, notamment Janet Yellen, Raghuram Rajan et Robert Shillerand, ont fait part de leurs inquiétudes quant aux risques pesant sur le système financier et l’économie réelle dans les années et les mois qui précédèrent la crise.

Fareed cite les propos que Paul Krugman a pu avoir concernant "l’aveuglement face à la possibilité qu’il y ait des défaillances catastrophiques dans une économie de marché" dont feraient preuve les économistes. Pourtant, Fareed ne cite pas tous les propos de Krugman. Ce dernier se montre en effet critique envers la science économique, mais il a aussi affirmé pendant des années que la théorie macroéconomique telle qu’elle est présentée dans les manuels peut expliquer l’essentiel de la crise financière et de ses répercussions, mais aussi que les principaux échecs en matière de politique économique après la crise (en l’occurrence, l’insuffisance de la relance et les inquiétudes excessives à propos de l’inflation et des déficits publics) tiennent justement à une méconnaissance de la science économique (…). J’ai longtemps partagé les idées de Paul sur la fétichisation excessive de l’élégance mathématique en macroéconomie, mais cela ne revient pas à rejeter la macroéconomie des manuels qui s’est être révélée des plus pertinentes.

En faisant écho à d’autres critiques, Fareed s’attaque à l’utilisation par les économistes du PIB pour évaluer la performance économique nationale. C’est une inquiétude justifiée. Pourtant, tous les efforts sérieux visant à aller au-delà du PIB se fondent sur des travaux réalisés par d’éminents économistes. Pensez à James Tobin et à William Nordhaus avec leur ouvrage "Measure of Economic Welfare" écrit il y a un demi-siècle, à Partha Dasgupta sur la soutenabilité, à Amartya Sen sur les mesures du développement humain ou à Tony Atkinson et à Thomas Piketty sur les inégalités.

On affirme que l’hypothèse économique commune selon laquelle chaque agent est rationnel et présente un comportement maximisateur est peu cohérente avec les faits. C’est vrai. C’était déjà un thème majeur dans la recherche économique avant même que je naisse, par exemple avec Milton Friedman qui a écrit un célèbre article évoquant les raisons pour lesquelles les gens jouent à la loterie. Andrei Shleifer et moi-même avons passé en revue il y a plus d’un quart de siècle la littérature, déjà bien imposante à l’époque, sur les "spéculateurs bruyants" (noise traders), et l’idée selon laquelle les prix spéculatifs ne sont pas pleinement rationnels et reflètent l’avidité, la peur et l’émotion humaine apparaît clairement dans les écrits de bien d’autres économistes comme Charles Kindleberger, Robert Shiller, Richard Thaler et Brad DeLong. L’hypothèse d’individus rationnels maximisateurs est seulement utilisée comme une approximation de la réalité et les bons économistes en comprennent les limites. Plusieurs des plus grandes intuitions en économie comportementale ont été avancées il y a plusieurs décennies et elles font partie intégrante de la théorie et de la pratique économiques modernes. Les idées en matière de politique économique comme les taxes sur les transactions et les "nudges" qui se fondent sur l’irrationalité proviennent pour l’essentiel des économistes.

Fareed affirme aussi que les pays ne cherchent pas à maximiser un profit, comme s’il s’agissait d’une critique de l’économie. Je ne connais pas d’économistes qui ait affirmé que les pays maximisaient un profit. Et contrairement à son affirmer, je ne connais pas d’économistes qui aient affirmé que le revenu était le principal déterminant du comportement électoral.

Une évaluation des changements dans la pertinence de la science économique doit aussi considérer les domaines où l’analyse économique est devenue de plus en plus importante. Les questions de choix scolaire et d’écoles de charte tout d’abord étudiées par les économistes sont centrales aux débats à propos de la politique éducative. Les systèmes de paiement pour résultats plutôt qu’intrants, qui ont le potentiel de révolutionner le remboursement de soins de santé, sont le fruit du raisonnement et de la recherche économiques. Les débats de politique environnementale tournent autour de schémas basés sur le marché pour décourager la pollution et encourager des formes plus propres de la production. Peu de domaines de la société ne sont pas influencés par les big data et l’apprentissage automatique qui sont la dernière incarnation de l’économétrie.

La science économique ne peut perdre le rôle qu’elle joue que s’il y a quelque chose pour la supplanter. Fareed est enthousiaste à propos de ce que les autres disciplines peuvent apporter. Je partage son espoir, mais je note qu’il ne met pas en avant d’idées ou cadres spécifiques émanant des autres disciplines qui auraient aurait contribué à la politique publique au cours des dernières décennies. Il y a certainement des exemples de recherches des autres sciences sociales qui ont eu un impact important sur le débat public, mais sûrement pas assez pour suggérer que la science économique puisse être reléguée à la marge.

Je conclurai en étant très explicite sur un point. Je ne remets pas en question l’importance de l’évolution de la réflexion au regard de la politique publique qui a pris place depuis l’ère de Reagan-Thatcher ou même depuis l’ère Clinton-Blair. Pour des raisons qui tiennent à la fois des avancées dans la compréhension du monde et des changements dans sa structure, la plupart des économistes (…) s’intéressent davantage aux questions de la redistribution, de la régulation, des monopoles et de la gestion de la demande globale qu’ils ne l’étaient il y a un quart de siècle. Comme le disait Keynes, "lorsque les faits changent, je change d’opinion. Et vous ?".

La gestion de la mondialisation, le soutien d’une classe moyenne à l’ère des intelligences artificielles et la préservation de la planète doivent être considérés comme des défis majeurs, voire comme les principaux défis, de notre ère. Si ce n’est pas de l’économie, il est difficile de voir d’où les solutions pourraient provenir. Chacun (qu’il apprécie la science économique ou ressente de la défiance à son égard) a intérêt à ce que la discipline soit pertinente et fructueuse pour aller de l’avant. »

Lawrence Summers, « Has economics failed us? Hardly ». Traduit par Martin Anota