« La Commission européenne a refusé la fusion entre Alstom et Siemens, déclenchant par là l’ire des gouvernements français et allemand. Une proposition franco-allemande de refonder le contrôle des fusions dans l’Union européenne a donné lieu à un intense débat sur le besoin de champions européens…

Siemens et Alstom, les deux plus gros fournisseurs du marché du rail, devaient obtenir l’aval de la Commission européenne pour fusionner et ainsi devenir un véritable "champion européen" qui aurait ainsi acquis au niveau mondial une position dominante dans ce secteur. Mais le 6 février 2019, la Commission européenne a refusé, au motif que "la fusion aurait nuit à la concurrence sur les marchés des systèmes de signalisation ferroviaire et des trains à très grande vitesse".

Cette décision a attiré l’attention pour deux raison. Premièrement, les fusions sont rarement interdites en Europe. Comme l’expliquent Patrick Rey et Jean Tirole, "en 2018, par exemple, la Commission a approuvé 370 fusions sans condition et 23 autres en les soumettant à des conditions (ou engagements), dans la plupart des cas après une courte enquête d’un mois. Par ailleurs, la Commission n’a rejeté que deux fusions en 2017, aucune en 2018 et moins de 30 depuis l’adoption de la réglementation de l’UE sur les concentrations en 1990". Deuxièmement, le projet de fusion avait l’aval des gouvernements français et allemand et ces derniers ont durement et ouvertement critiqué la décision de la Commission européenne.

Suite à la décision de la Commission européenne, les ministres des deux pays ont établi un "manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au vingt-et-unième siècle" qui repose sur trois piliers : regrouper des ressources pour un investissement "massif" dans l’innovation ; adopter des mesures défensives, telles qu’un cadre de surveillance européen des investissements étrangers et un mécanisme de réciprocité pour les marchés publics avec des pays tiers ; et, enfin, procéder à des changements dans le cadre réglementaire de la politique de la concurrence européenne. Ces changements incluent une révision "des lignes directrices actuelles en matière de concentrations pour mieux tenir compte de la concurrence au niveau mondial, de la concurrence potentielle future et du calendrier de développement de la concurrence afin de donner à la Commission européenne plus de flexibilité dans son appréciation des marchés pertinents" et la possibilité d’un droit de recours du Conseil, sous certaines conditions, qui pourrait revenir sur les décisions de la Commission.

En conséquence de la fusion avortée entre Alstom et Siemens et des propositions franco-allemandes, un débat s’est amorcé : La politique de la concurrence de l’UE doit-elle être changée pour faciliter la formation de "champions européens" ? Et est-ce une condition nécessaire pour les entreprises européennes pour être capable d’affronter la concurrence mondiale ?

Pour les partisans de la fusion Alstom-Siemens, le contexte est important. C’est celui de l’ascension de CRRC, un mastodonte chinois du secteur ferroviaire qui résulte lui-même d’une fusion et qui est dopé par la croissance rapide d’un marché chinois largement fermé. Comme Elie Cohen l’écrit, "là où Alstom et Siemens se battent pour se partager une production annuelle de 35 TGV par an, CRRC en fait 230 ! Là où le marché européen de la grande vitesse stagne, la Chine vient de lancer un plan supplémentaire d’investissement de 125 milliards de dollars pour construire 3200 km de lignes TGV venant s’ajouter à un réseau de 25000 km !"

Donc, Cohen résume l’argument clé en faveur de la fusion : le marché ferroviaire européen est saturé, les vrais marchés sont à l’étranger, donc la concurrence nuit aux deux entreprises en termes de compétitivité mondiale. De plus, un champion européen serait en meilleure position pour résister à l’hégémonie prochaine de CRRC. Ou, comme le dit Guy Verhofstadt, "même si Alstom et Siemens ont tous deux réussi à gagner des contrats dans plusieurs pays occidentaux et africains ces dernières années, leur chance pourrait bientôt s’évanouir" et "s’il n’y a pas de plus forte réponse de la part de l’Europe, il ne s’agit pas de savoir si mais quand la Chine deviendra un acteur dominant dans le marché du rail mondial".

Dans ce contexte, les règles européennes sur la définition du marché pertinent deviennent particulièrement importantes pour statuer sur le cas de la fusion Alstom-Siemens, d’où la proposition franco-allemande de les réviser. Comme Verhofstadt l’affirme, en suivant les règles la Commission avait à "considérer l’impact potentiel de la fusion sur les marchés européens et régionaux en décidant de l’approuver ou de la rejeter". "Mais le marché du rail dans lequel Alstom et Siemens opèrent est mondial, ce qui signifie que l’évaluation d’une position dominante ou des entraves à la concurrence doit aussi tenir compte des concurrents basés au Japon, en Corée du Sud, en Chine et ailleurs", ajoute-t-il. Donc, en conclut-il, les règles européennes de contrôle des fusions doivent devenir plus flexibles et prospectives. Plus généralement, pour Verhofstadt et Cohen, le cadre de concurrence doit prendre en compte des intérêts stratégiques plus larges et les implications à long terme des menaces géopolitiques.

Par conséquent, bien qu’il rejette clairement un droit de recours par des Etats-membres qui dérogerait aux décisions de la Commission, Verhofstadt se prononce en faveur d’une refonte des règles pour faciliter l’émergence de champions européens. Il maintient que, pour affronter la concurrence mondiale, les entreprises européennes ont besoin de gagner en taille et que, pour cela, il préconise des "champions européens" à la Airbus.

Adoptant le point de vue opposé, Patrick Rey et Jean Tirole doutent que l’on puisse faire une analogie avec Airbus. "Dans le cas d’Airbus, il s’agissait de créer un concurrent à Boeing, qui détenait alors un quasi-monopole sur le marché de l’aviation commerciale. La fusion Alstom-Siemens aurait au contraire réduit le nombre d’acteurs dans l’industrie ferroviaire en Europe".

De plus, Martin Sandbu cite le journaliste Chris Bryant de Bloomberg pour suggérer que le désavantage compétitif des deux entreprises est exagéré : les recettes de CRRC sont en effet plus larges que celles d’Alstom et Siemens combinées, mais presque sa totalité viennent du marché chinois, tandis que sur les marchés internationaux, les deux entreprises européennes pèsent trois fois plus que CRRC.

Plus généralement, Massimo Motta et Martin Peitz soulignent qu’il n’y a rien dans le contrôle des fusions qui empêche la formation de champions européens, à condition qu’il y ait assez de gains d’efficacité (des synergies et des complémentarités) pour compenser les effets anticoncurrentiels à court terme (prix plus élevés, moindre choix pour les demandeurs) et à long terme (moins d’investissement, d’innovation et de qualité). "Mais dans le cas Siemens-Alstom, il n’y a pas d’information publique qui certifie qu’il y ait de telles synergies et la Commission européenne a déclaré que les partis n’ont pas démontré qu’il était possible d’obtenir de tels gains d’efficacité", ajoutent-ils.

Les deux économistes remarquent que la création de champions européens serait empêchée par le contrôle de fusions dans de le cas où il y a des gains d’efficacité en termes de compétitivité internationale (plus de ventes à l’étranger) insuffisants pour compenser les méfaits sur le consommateur européen (des prix plus élevés). Selon les deux auteurs, alors que de telles situations doivent retenir l’attention, il s’agit plus souvent de possibilités théoriques que de cas effectifs et "en se basant sur les constats de la Commission européenne, Siemens/Alstom n’auraient définitivement pas été l’un de ces cas". Dans tous les cas, ils suggèrent qu’un partenariat (ou un autre contrat) pour coordonner les ventes et la production étrangères permettent d’obtenir de tels gains d’efficacité sans recourir à une fusion.

Pourtant, Motta et Peitz reconnaissent que l’efficacité économique ne doit pas être le seul principe guidant la politique de la concurrence. Pour autant, ils soulignent qu’empêcher une position dominante sur un marché qui affecte la sécurité de l’approvisionnement, ou des considérations stratégiques (militaires ou non), est un bon argument pour bloquer une fusion, non pour en autoriser une. Ils concèdent aussi que les règles de la concurrence peuvent ne pas être adéquates pour empêcher des pratiques déloyales par des entreprises extra-européennes. A ce sujet, ils proposent de recourir à "une intervention préventive (par exemple en excluant des appels d’offres les entreprises extra-européennes soupçonnées de s’engager dans de telles pratiques) ou de recourir à des dispositions anti-dumping", tout en notant que, en l’absence de concurrence exercée par les entreprises extra-européennes, la concurrence entre les entreprises européennes devient plus impérieuse.

Enfin, tous les auteurs craignent les dérives qu’il y aurait à donner aux Etats-membres leur mot à dire sur la politique de la concurrence. "Cette révolte contre le régime de concurrence européen est une vieille tentation de cartellisation nationale pointant le bout de son nez au niveau européen", écrit Martin Sandbu. Rey et Tirole soulignent que "les politiciens sont sujets au lobbying intense de grandes entreprises et d’organisations industrielles susceptibles d’être plus intéressées par la limitation de la concurrence que par son encouragement". Motta et Peitz craignent que "sous couvert de permettre la formation de champions européens anticoncurrentiels, les objectifs politiques de court terme qui jouissent d’un rapide soutien populaire guide la prise de décision".

Donc, est-il possible de réconcilier une politique industrielle européenne avec la politique de la concurrence ? Le verre semble à moitié plein : tous les commentaires recensés ici, indépendamment de leur opinion sur la fusion entre Alstom et Siemens, soulignent la nécessité de soutenir l’investissement dans l’innovation et de favoriser l’examen des investissements étrangers et l’accès réciproque aux marchés. Gerogios Petropoulos et Guntram Wolff ajoutent qu’au-delà des instruments défensifs qui répondent aux inquiétudes relatives aux subventions publiques, "la vraie question est de savoir si l’UE va renforcer son marché unique, accroître les dépenses en recherche-développement, redorer le blason de ses universités et concevoir une véritable stratégie intégrée en matière d’intelligence artificielle".

Mais sur le besoin de champions européens et l’attitude de la politique de la concurrence à son égard, le consensus est loin d’être atteint comme le confirme un sondage réalisé parmi le panel d’experts économiques européen IGM. Dans le sondage, il a été demandé à des économistes européens s’ils étaient d’accord ou non avec les deux déclarations suivantes : "l’Européen moyen voit sa situation s’améliorer si les autorités européennes de la concurrence laissent les entreprises fusionner pour former des champions européens dans leurs secteurs, même si cela affaiblit la concurrence" et "si la Chine et d’autres pays utilisent des politiques qui créent des entreprises internationales géantes, alors l’Européen moyen voit sa situation s’améliorer si les autorités européennes de la concurrence laissent les entreprises fusionnent pour former des champions européens dans leurs secteurs, même si cela affaiblit la concurrence". (…) Bien que la majorité se déclare en désaccord avec les deux affirmations, une part significative des répondants se déclarent incertains. »

Konstantinos Efstathiou, « The Alstom-Siemens merger and the need for European champions », in Bruegel (blog), 11 mars 2019. Traduit par Martin Anota