« La Chine a adopté une politique visant à "localiser" en son sein la production de l’essentiel des biens de haute technique dont son économie a besoin. C’est le cœur de son projet "made in China 2025" (qui, officiellement, a disparu, mais les politiques qui lui sont sous-jacentes semblent toujours en vigueur). Ce programme repose sur une combinaison de subventions (certaines déguisées, dans la mesure où elles passent par des fonds d’investissement soutenus par l’Etat et les secteurs financiers) et de clauses favorisant les achats de produits domestiques.

Au cours de son histoire, la Chine a régulièrement laissé divers pans de l’Etat chinois concurrencer, absorber les pertes et ensuite se consolider autour des firmes en réussite. D’autres pays s’inquièteraient face à de telles pertes. Mais la Chine est bonne pour les dissimuler et elle a su absorber de larges pertes comme un coût inévitable de sa croissance rapide. L'argument habituel avancé contre l’idée d’une telle combinaison de politique industrielle et de protectionnisme est qu'elle ne fonctionnera tout simplement pas. Un pays qui subventionne ses industries finit avec des industries inefficaces. Les protections visant à privilégier les achats de produits domestiques protègent les entreprises locales inefficaces de la concurrence mondiale et cela laissera au final les utilisateurs d'équipements chinois avec des produits inférieurs.

Mais la Chine est, pour reprendre la phrase de Philip Pan, l’État qui n'a pas réussi à échouer.

Le cas de Huawei est significatif pour diverses raisons. Ses origines sont complexes, mais cette entreprise n'a clairement pas commencé comme un Goliath public. Elles'est révélée en Chine et dans le reste du monde avant d’émerger comme le champion national chinois dans l’industrie d'équipement en télécommunications.Mais elle a aussi clairement bénéficié des achats préférentiels de produits domestiques par les firmes de télécommunication publiques et d’énormes montants de financement de l’exportation (pour ses clients, pas directement pour elle-même). Et il se pourrait qu’elle possède désormais un avantage technologique en plus de son avantage en termes de coûts dans l’équipement d’infrastructure nécessaire pour la 5G.

Par conséquent, je ne pense pas que les Etats-Unis puissent partir de l’hypothèse que les subventions que la Chine accorde son industrie aéronautique et son secteur des semi-conducteurs échoueront. Les efforts de la Chine sont susceptibles d’être coûteux, mais ils risquent aussi de produire un champion national chinois qui produira des équipements fonctionnels avec un faible coût de production marginal (les échecs passés de la Chine dans le secteur semi-conducteurs ne l’ont pas empêché d’essayer de nouveau).

Il y a cependant un second argument pour adopter une approche mesurée à l’égard des politiques industrielles de la Chine : leur impact mondial sera modeste.La Chine peut réduire les exportations futures des Etats-Unis en construisant son propre concurrent au Boeing 737 et aussi réduire les exportations futures de l’Europe si Airbus décide de construire l’A330 en Chine et la Chine achète des moteurs Rolls-Royce « made in China » pour le C929 et l’A330.Mais au final une Chine qui n’importe pas ne devrait pas beaucoup exporter.

C’est dans un sens la contrainte naturelle sur les politiques de la substitution des importations. Une taxe sur les importations est aussi, selon l’économie internationale de base, une taxe sur vos exportations. C’est le raisonnement que suit Krugman pour expliquer l’échec du protectionnisme de Trump à réduit le déficit commercial des Etats-Unis : "Bien sûr, les droits de douane peuvent réduire les importations des biens qui sont sujets à ces droits de douane et ainsi réduire le déficit commercial dans des secteurs en particulier, mais c’est comme appuyer sur un ballon : vous écrasez l’endroit où vous appuyez, mais cela ne fera qu’augmenter d’un même montant un autre endroit. L’appréciation du dollar, qui nuit aux exportations, est l’un des principaux canaux par lesquels les déficits commerciaux sont susceptibles de se maintenir. Mais le résultat fondamental, le fait que les droits de douane ne réduisent pas le déficit commercial global, est clair". Remplacez "droits de douane" par "subventions et clauses favorisant les achats de produits domestiques" qui agissent comme des barrières aux importations et le même processus s’appliquera à la Chine.

La Chine peut réussir dans certains secteurs, mais lors du processus elle va effectivement y perdre dans d’autres. (…) En fait, derrière le projet de la Chine 2025, les Chinois veulent faire des semi-conducteurs plutôt que continuer à faire de l’industrie textile et un travail d’assemblage à faible valeur ajoutée. S’ils parvenaient à faire des puces et avions, ils en seraient heureux. Mais cela signifie plus d’exportations bangladaises de vêtements et plus d’assemblage d’électronique au Vietnam, et donc plus de demande d’avions de la part de ces pays, ce qui aiderait Boeing et Airbus à compenser les commandes perdues en Chine, et ainsi de suite.

Tout cela ne survient pas tout seul, l’ajustement immaculé est un mythe. Les prix doivent s’ajuster pour créer les incitations économiques pour qu’il y ait ajustement. Mais en théorie si vous n’importez pas beaucoup, vos importateurs ne vont pas avoir besoin de beaucoup de devises étrangères. Donc lorsque vos exportateurs veulent vendre les devises étrangères qu’ils gagnent à l’étranger pour rémunérer la main-d’œuvre et rapatrier leurs profits, ils vont augmenter le prix de la devise locale. Et le taux de change plus élevé réduit à son tour les exportations au cours du temps.

En d’autres termes, si la Chine 2025 réussit, la Chine devra à la fois importer et exporter moins. Ces secteurs manufacturiers aux Etats-Unis et en Europe qui exportent aujourd’hui le plus vers la Chine vont en être affectés, mais l’impact mondial agrégé sera modeste.

Cependant quelque chose m’inquiète ici : la base macroéconomique de l’ajustement d’après-crise de la Chine est fragile. La chute d’après-crise de l’excédent chinois vient d’une combinaison de relance budgétaire (hors Budget, finançant l’investissement des gouvernements locaux dans les infrastructures) et d’une forte hausse du crédit domestique. L’investissement, en pourcentage du PIB chinois, notamment un investissement public, est supérieur à ses niveaux d’avant-crise. Il s’élève toujours à 45 % du PIB chinois. C’est dix points de pourcentage de PIB de plus que son niveau en 2000.

GRAPHIQUE L’investissement chinois (en % du PIB)

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Et le FMI, parmi d’autres, pense que l’équilibre macroéconomique courant est intrinsèquement instable, dans la mesure où il repose sur une relance insoutenable qui mène à une hausse insoutenable de la dette.

Fondamentalement, le maintien de l’excédent de compte courant de la Chine à un faible niveau quand le taux d’épargne de la Chine est proche de 45 % du PIB (et l’épargne du secteur des ménages représente 23 % du PIB, 15 points de pourcentage PIB au-dessus de la moyenne mondial) pose un problème.

GRAPHIQUE Taux d’épargne national (en % du PIB)

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Longmei Zhang, Ray Brooks, Ding Ding, Haiyan Ding, Hui He, Jing Lu et Rui Mano du FMI l’indiquent bien : "Le taux d’épargne national élevé de la Chine (l’un des plus élevés au monde) est au cœur de ses déséquilibres externes et internes. Cette forte épargne finance un investissement élevé quand elle est détenue par les résidents ou mène à d’amples déséquilibres externes quand elle afflue à l’étranger… Quand elle est détenue par les résidents, la forte épargne est souvent intermédiée via le système financier et peut alimenter des booms de l’investissement basé sur le crédit. Le déséquilibre externe de la Chine s’est fortement réduit (avec l’excédent du compte courant baissant à 2 % du PIB) depuis la crise financière mondiale, mais il a été remplacé par un accroissement du déséquilibre interne. L’épargne a été absorbée par un investissement élevé, qui est sujet à des rendements décroissants".

Donc, qu’est-ce qui m’inquiète ? L’intersection entre les politiques industrielles de la Chine et son ajustement externe incomplet.

Dans une économie normale, une réduction des importations amènerait la devise à s’apprécier et réduirait les exportations, créant un mécanisme naturel pour ramener le monde à l’équilibre. La Chine importerait moins d’avions et de processeurs, et exporterait moins de routeurs et de machines de commutation (Huawei) et de moteurs industriels et ainsi de suite (ou, dans la version chinoise, moins de vêtements et d’électronique bas de gamme).

Mais dans le cas de la Chine, il est possible que le stimulus économique résultant de la substitution de la production chinoise aux importations (une hausse des exportations nettes) soit compensée par une réduction de la relance de la Chine. Cela atténuerait la pression à la hausse sur le yuan. Donc, les politiques industrielles de la Chine peuvent finir par réduire les importations de la Chine dans les secteurs où elle importe aujourd’hui beaucoup sans réduire automatiquement les exportations chinoises.

Donc, il demeure selon moi un risque non négligeable que la Chine passe à un certain moment d’un équilibre macroéconomique caractérisé par une large relance, un fort investissement, une forte épargne et un faible excédent externe à un équilibre caractérisé par un faible investissement, une forte épargne et un excédent externe élevé. La Chine est passée des exportations à l’investissement durant la crise. Elle peut revenir aux exportations si elle permettait au yuan de flotter et le yuan ira à la baisse…

Il est difficile, du moins pour moi, d’imaginer qu’une situation gagnante pour tout le monde émergera des négociations autour des politiques industrielles de substitution aux importations de la Chine. Je ne considèrerais pas la délocalisation en Chine dela production des composants d’avions des constructeurs de l’aviation civile américaine comme une "victoire" pour les travailleurs américains. Si elle devait revenir sur sa politique de substitution aux importations, je ne suis pas sûr que la Chine y voie une victoire.

Une solution gagnante pour tous pourrait venir d’une extension de l’assurance sociale de la Chine et d’une réduction de l’énorme stock d’épargne domestique qui, dans un sens, laisse la Chine investir en toute liberté dans tout un éventail de projets de rattrapage risqués sans avoir à beaucoup s’inquiéter des pertes qu’elle pourrait connaître sur le chemin. Bref, d’une réduction du taux d’épargne domestique de la Chine pour ramener l’équilibrage externe de la Chine sur une trajectoire plus soutenable. »

Brad Setser, « Why China's incomplete macroeconomic adjustment makes China 2025 a bigger risk », in Follow the Money (blog), 14 mars 2019. Traduit par Martin Anota