« La sénatrice Elizabeth Warren a proposé de démanteler les grosses entreprises du secteur des nouvelles technologies. Un rapport du gouvernement britannique a présenté une autre approche pour réguler l’économie digitale. Et une étude du FMI a rappelé que la concentration du pouvoir de marché va au-delà du numérique. Ce billet passe en revue le débat…

Le 8 mars, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a publié un essai où elle développe sa proposition de démanteler les grosses compagnies de nouvelles technologies du pays, à savoir en particulier Amazon, Google et Facebook. Ces entreprises, affirme Warren, ont acquis un pouvoir excessif : "Près de la moitié de l’ensemble du commerce numérique passe par Amazon", tandis que "plus de 70 % de l’ensemble du trafic sur Internet passe par des sites possédés ou exploités par Google ou Facebook".

Surtout, ces firmes ont utilisé ce pouvoir pour étouffer leurs rivales et limiter l’innovation. Warren accuse "un relâchement de l’application de la loi antitrust" d’avoir entraîné "une réduction dramatique de la concurrence et de l’innovation" dans ce secteur, en notant que "le nombre de nouvelles entreprises de nouvelles technologies a baissé, qu’il y a moins de jeunes firmes à forte croissance typiques de l’industrie des nouvelles technologies et que les premiers tours de financement pour les startups de nouvelles technologies ont décliné de 22 % depuis 2012".

Cette réduction de la concurrence et de l’innovation, poursuit-elle, passe par deux canaux : l’acquisition par les grosses entreprises de potentiels rivaux ; et leur engagement dans un marché qu’elles possèdent. Donc, la proposition de démanteler les grosses firmes de nouvelles technologies repose en fait sur deux propositions distinctes de séparation. Premièrement, pour répondre au conflit d’intérêt, les entreprises qui "offrent au public sur un marché en ligne un échange ou une plateforme pour se connecter à des tiers" et génèrent des recettes annuelles globales supérieures à 25 milliards de dollars auraient à choisir entre posséder la plateforme ou y participer. Deuxièmement, pour rétablir un paysage concurrentiel, Warren nommerait des régulateurs ayant pour tâche de renverser les fusions anticoncurrentielles en utilisant les lois antitrust existantes. Elle fait explicitement mention aux fusions suivantes : Amazon avec Whole Foods et Zappos ; Facebook avec Whatsapp et Instagram ; Google avec Waze, Nest et DoubleClick.

"L'Amérique a une longue tradition de démantèlement des entreprises lorsqu’elles sont devenues trop grosses et dominantes", dit Warren. Elle rappelle que lorsque, dans les années quatre-vingt-dix, Microsoft "essayait de convertir sa position dominante dans les systèmes d’explorateurs en position dominante dans le nouveau domaine de la recherche internet", le gouvernement lança une procédure d’infraction à la réglementation antitrust contre cette firme qui "contribua à tracer la voie pour que des entreprises d’internet comme Google et Facebook puissent émerger".

Warren n’est pas la seule à évoquer des exemples de l’histoire antitrust américaine pour étayer son argumentation. Tyler Cowen, cependant, trouve plus de similarités avec la procédure d’infraction à la réglementation antitrust lancée contre IBM en 1969 et adopte le point de vue opposé. Le gouvernement américain essaya de démanteler cette entreprise lorsqu’elle "contrôlait près de 70 %" du marché des ordinateurs pour entreprises. "L’affaire dura 13 ans, coûtant des millions de dollars à IBM et au gouvernement, sans oublier qu’elle détourna l’attention des innovateurs d’IBM", écrit Cowen. Il ajoute que "la procédure d’infraction à la réglementation antitrust lancée contre IBM rendit cette dernière moins à même de percevoir la réorientation du marché vers les PC" et contribua à l’effondrement de la part de marché d’IBM et lui occasionna des pertes records.

Du point de vue de Cowen, les entreprises majeures de nouvelles technologies ont été des innovateurs très efficaces et le démantèlement pourrait de la même façon les distraire et les affaiblir, c’est-à-dire nuire en définitive à l’innovation. En fait, Cowen loue les grosses entreprises de nouvelles technologies pour ce que d’autres les accusent : plutôt que d’utiliser les acquisitions pour éliminer de potentiels concurrents qui pourraient les menacer, elles ont permis à leurs acquisitions de se développer en mettant à leur disposition leurs vastes ressources. Il cite comme exemple l’acquisition de YouTube et Android par Alphabet et l’investissement subséquent de cette dernière dans les premières et l’amélioration du contenu et des services de celles-ci.

Cowen remet également en cause l’idée que les grosses entreprises de nouvelles technologies soient en situation de monopole. Dans l’espace des réseaux sociaux, Facebook est toujours en concurrence avec de nombreux rivaux, numériques ou non, et il ajoute qu’"il est facile d’imaginer que Facebook devienne un acteur moins important à mesure que le temps passe". Dans la publicité, Google et Facebook peuvent être meneurs, mais ils sont toujours en concurrence l’un contre l’autre, aussi bien qu’avec d’autres acteurs plus traditionnels (par exemple la télévision). Cowen affirme aussi qu’en ce qui concerne la publicité, Google "est fondamentalement une institution réduisant les prix pour les petites entreprises et les entreprises de niche qui peuvent maintenant avoir plus de portée qu’elles n’auraient pu en avoir auparavant", ce qui contribue à la concurrence dans d’autres secteurs. Par conséquent, bien que Cowen ne "suggère pas que tout soit positif dans le monde en ligne et que certaines critiques soient valides sur certains points", "une réponse antitrust vigoureuse serait précipitée et nuisible".

A l’inverse, Kenneth Rogoff rejoint Warren en remarquant que "le débat sur la manière de réglementer le secteur nous rappelle étrangement le débat sur la réglementation financière au début des années deux mille". Comme dans le cas de la finance à l’époque, les partisans d’une régulation souple du secteur des nouvelles technologies évoquent la complexité de ce dernier comme motif pour ne pas resserrer sa régulation, les sociétés puissantes peuvent accorder de très hauts salaires qui leur permettent de détourner les talents des institutions de régulation et le rôle des régulateurs américains est "énorme" pour le reste du monde. Donc, bien que les "idées pour réguler les grosses entreprises de nouvelles technologies soient juste au stade de l’ébauche et qu’une analyse plus sérieuse soit bien sûr nécessaire", Rogoff est "tout à fait d'accord pour dire qu'il faut agir, en particulier en ce qui concerne la capacité des géants du Web à racheter leurs potentiels concurrents et à utiliser leur position dominante sur les plateformes pour investir d’autres branches d’activité".

Publié seulement cinq jours après l’essai de Warren, le "Rapport du panel d’experts de la concurrence digitale" (Report of the Digital Competition Expert Panel) avance d’autres propositions. La revue The Economist résume ce rapport qui a été préparé par le gouvernement britannique par une équipe menée par Jason Furman, l’ancien économiste en chef du Président Obama. Les auteurs du rapport affirment que la concentration est intrinsèque à l’économie numérique en raison des effets de réseau et qu’une position dominante soutenue peut entraîner des prix plus élevés, une moindre diversité de produits et moins d’innovations.

Cependant, ils rejettent l’idée de démanteler les entreprises du numérique ou de les réguler en limitant leurs profits ou en resserrant la supervision comme dans le cas des infrastructures d’eau ou d’électricité. Le rapport suggère plutôt que l’action publique se focalise sur la stimulation de la concurrence et du choix offert aux usagers. Cela peut passer par l’introduction d’un code de bonne conduite sur le comportement concurrentiel sur les grosses plateformes, faisant écho à un autre élément de la proposition de Warren. Ce code de bonne conduite "empêcherait par exemple un marché en ligne comme Amazon de favoriser ses propres produits vis-à-vis de ceux d’un rival dans un résultat de recherche soumis à un consommateur". Une autre mesure est la "mobilité des données", qui réduirait les coûts de changement de fournisseur pour les usagers. Avec la mobilité des données, "les consommateurs individuels pourraient déplacer leurs historiques de recherche et d’achats d’une plateforme à l’autre. Les utilisateurs de médias sociaux pourraient poster leurs messages à leurs amis, qu’importe le site qu’utilisent ces derniers. Et un amas anonymé de données aggloméré par une firme pourrait être rendu disponible aux nouveaux entrants tout en respectant la vie privée des individus".

L’article décrit le rapport comme "équilibré" et "de première qualité", mais nourrit aussi un certain scepticisme. Il se demande comment la "mobilité des données" va fonctionner en pratique. Il questionne aussi l’impact que le rapport peut avoir. (…) "Même si la Grande-Bretagne adoptait ses recommandations, les titans des nouvelles technologies sont mondiaux en termes d’échelle, mais américains en termes de nationalité. Au final, les Etats-Unis et l’Union européenne (que la Grande-Bretagne est susceptible de bientôt quitter) sont les puissances qui vont décider de leur destinée".

(…) La régulation des grosses entreprises de nouvelles technologies va au-delà de la question de la concurrence et de l’innovation et touche à la politique, aussi bien domestique qu’internationale. A travers sa proposition, Warren cherche notamment à "restaurer l’équilibre des pouvoirs dans notre démocratie" en s’assurant à ce que les données des utilisateurs restent dans le domaine privé et en réduisant le levier dont disposent les sociétés pour obtenir des administrations locales de "massives baisses d’impôts en échange de leur activité".

Pour le secteur des nouvelles technologies, Kenneth Rogoff pense que "pour surmonter ce problème, il faudra répondre aux questions fondamentales sur le rôle de l'État, sur les données personnelles et sur la façon dont les compagnies américaines peuvent soutenir la concurrence face à la Chine, dont le gouvernement utilise des entreprises technologiques nationales pour recueillir des données sur ses citoyens à un rythme exponentiel". Plus généralement, Joseph Stiglitz remarque que "dans la mesure où le pouvoir de marché des firmes mastodontes s’est accru, il en va de même de leur capacité à influencer une politique américaine si soumise au pouvoir de l’argent". Puisque "le défi, comme toujours, est politique", Stiglitz émet des doutes à l’idée que "le système politique américaine soit en mesure d’adopter la bonne réforme" et croit que "il est clair que l’Europe devra prendre l’initiative".

Cependant, la hausse de la concentration est un problème qui s’étend au-delà de l’économie numérique selon Federico Díez et Romain Duval au FMI. En regardant le ratio prix sur coût (le taux de marge) pour près d’un million d’entreprises de 27 pays développés et émergents, ils concluent que celui-ci s’est accru en moyenne de 6 % de 2000 à 2015. Cette hausse est plus prononcée dans les pays développés et en-dehors du secteur manufacturier, notamment l’économie numérique. Surtout, l’essentiel de la hausse des taux de marge provient des entreprises qui présentaient initialement les taux de marge les plus élevés. Ces 10 % des entreprises sont plus rentables, plus productives et utilisent plus d’actifs intangibles que les autres. Díez et Duval affirment que la hausse du pouvoir de marché des firmes les plus productives et innovantes s’explique par leur capacité supérieure à exploiter des actifs intangibles comme des droits de propriété, les effets de réseau et les économies d’échelle, créant une dynamique où "le gagnant rafle l’essentiel".

Les auteurs écrivent que cette hausse du pouvoir de marché a eu des effets significatifs en réduisant notamment l’investissement et la part du travail dans le revenu. "Si les marges étaient restées au niveau qu’elles atteignaient en 2000, le stock de biens de capital serait aujourd’hui en moyenne 3 % plus élevé et le PIB environ 1 % plus élevé". De plus, "la hausse du pouvoir de marché observé depuis 2000 explique aussi au moins 10 % de la baisse (0,2 de 2 points de pourcentage) de la part du revenu national versée aux travailleurs dans les pays développés".

(…) Díez et ses coauteurs identifient les plus faibles incitations à l’innovation et la possible tentative d’entreprises en position dominante sur leur marché pour ériger des barrières à l’entrée justifient que les responsables de la politique économique soient vigilants à l’avenir. Ils proposent une boîte à outils de politique économique diversifiée : un retrait des barrières à l’entrée, un retrait des barrières au commerce et à l’investissement direct à l’étranger dans les services, un resserrement de la loi et des politiques de la concurrence, une réforme de la fiscalité des entreprises et des droits de propriété intellectuelle qui "encouragent des innovations majeures plutôt que des innovations incrémentales". »

Konstantinos Efstathiou, « Breaking up big companies and market power concentration », in Bruegel (blog), 29 mars 2019. Traduit par Martin Anota



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