« Ce mois marque le dixième anniversaire de la reprise économique des Etats-Unis. Juin 2009 avait marqué le "creux", la fin de la Grande Récession de 2007-2009. (Mais attention, dire que la récession est finie signifie avant tout que l’économie a atteint "le fond".)

Qui ou quoi a eu le mérite d’avoir contribué à la durée de cette expansion ? Beaucoup de choses ont dû contribuer à mettre un terme à la chute libre que l’économie a connue en janvier 2009 (une chute qui se reflétait à travers une destruction d’emplois, une contraction de la production et un effondrement des marchés financiers) et le début de la reprise en juin 2009. Il y a aussi eu des choses qui ont contribué à freiner la reprise qui s’ensuivit (son rythme de croissance ayant été deux fois moindre que celui de l’expansion de 1991-2001).

Mais la meilleure réponse de la question de la durée de l’expansion de 2009-2019 est désespérément simple. La récession de 2007-2009 est la pire qu’ait connue l’économie américaine depuis celle des années trente. Plus le trou est profond, plus il faut du temps en pour ressortir. Certains diraient que Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont prédit avec précision que la reprise qui suit une récession synchrone à une crise financière sévère prend plus de temps qu’une reprise suivant tout autre type de récession. Mais je dirais que leur prédiction la plus impressionnante concernait la profondeur de la récession elle-même ; la longueur de la reprise qui s’ensuivit découle essentiellement de la profondeur de la contraction.

La date du dixième anniversaire est particulièrement remarquable parce que (en supposant que les Etats-Unis ne soient pas déjà, sans le savoir, dans une nouvelle récession) l’actuelle expansion est en passe d’être la plus longue expansion qui ait été enregistrée aux Etats-Unis. Ce record est pour l’heure détenu par l’expansion longue de 10 ans que les Etats-Unis ont connue de mars 1991 à mars 2001. (Techniquement, les enregistrements de pics et creux de l’activité américaine remontent jusqu’à 1854.) L’expansion américaine longue de dix ans est cependant loin de constituer l’expansion la plus longue que les pays développés aient connue. L’honneur revient à l’expansion économique de l’Australie qui a débuté au milieu de l’année 1991 et qui est toujours en cours, si bien qu’elle arrive à sa vingt-huitième année.

La base pour la datation de l’expansion en Australie et presque tous les autres pays est la règle qui définit une récession comme une période de croissance négative du PIB au minimum de deux trimestres consécutifs. Les Etats-Unis sont presque les seuls à établir officiellement les dates de début et fin des récessions, non pas selon la règle des deux trimestres, mais par un processus moins mécanique qui prend en compte le chômage et divers autres indicateurs en plus du critère du PIB. (Le gouvernement du Japon utilise une procédure moins mécanique.)

Les creux et pics de l’économie américaine sont identifiés par le comité de datation du cycle d’affaires du National Bureau of Economic Research. Le NBER est une organisation de recherche privée non lucrative. (Je suis membre de ce comité, mais ne parle pas en son nom. J’écris cette colonne pour donner mon seul avis personnel.) Les dates du NBER sont officielles dans le sens où le Département du commerce et d’autres agences gouvernementales des Etats-Unis dépendent d’elles, par exemple, pour leurs graphiques. Dans certains autres pays, il existe des institutions qui s’écartent aussi de la règle automatique des deux trimestres et qui cherchent à dater les points de retournement du cycle d’affaires en se basant sur divers critères. Mais leurs chronologies ne sont pas reconnues par les autorités de leurs pays respectifs et tendent à recevoir moins d’attention de la part des médias. De tels organismes incluent notamment l’OCDE et le comité de datation du cycle d’affaires pour la zone euro du CEPR.

Le choix de la méthode utilisée pour dater les cycles d’affaires n’est pas neutre. Par exemple, l’économie italienne a connu plusieurs récessions distinctes depuis 2008 si l’on utilise la règle standard des deux trimestres, mais une unique longue récession si l’on appliquait une approche faisant davantage sens.

La règle des deux trimestres de croissance négative a clairement des avantages et des inconvénients relativement à l’approche du comité du NBER. Un avantage à la règle automatique est qu’elle apparaît généralement plus objective. Un autre avantage est que le public est mis au courant d’un point de retournement cyclique dans un délai de quelques mois, c’est-à-dire le temps de compiler les statistiques relatives au PIB. Le NBER, à l’inverse, attend typiquement un an ou plus encore, le temps de compiler toutes les données nécessaires, avant d’annoncer un point tournant. Ses annonces sont tournées en ridicule à cause de la longueur de ce délai.

Un désavantage majeur de la règle des deux trimestres est que les statistiques du PIB sont habituellement révisées après coup, ce qui peut nécessiter de réviser rétroactivement les points de retournement. Par exemple, une récession en 2011-2012 avait été annoncée au Royaume-Uni, avant de ne plus être considérée comme telle lorsque les données du PIB furent révisées en juin 2013. Par conséquent, les évocations de la récession dans les discours des politiciens britanniques ou les travaux des chercheurs, faites de bonne foi à l’époque, se révélèrent erronées après coup. La raison pour laquelle le NBER attend si longtemps avant d’annoncer un pic ou un creux est qu’ainsi il peut être raisonnablement sûr qu’il n’aura pas à réviser son jugement à l’avenir. De même, le gouvernement japonais attend une année ou même davantage.

Une raison relativement mineure plaidant en faveur d’alternatives à une procédure basée sur le seul PIB est que cette dernière ne permet pas de désigner des mois précis, puisque la plupart des pays ne compilent les statistiques relatives au PIB que sur une base trimestrielle. Certaines complications techniques nécessitent une interprétation même en ce qui concerne la mesure de la production domestique brute à utiliser. Le NBER met le revenu intérieur brut réel "sur un pied d’égalité" avec la mesure du produit intérieur brut basé sur les dépenses qui est plus largement connue. Les conséquences des différences méthodologies statistiques pour mesurer le PIB peuvent être énormes dans certains pays, par exemple l’Inde ces dernières années.

Une autre raison pour abandonner la règle des deux trimestres est plus fondamentale. Certains pays connaissent des ralentissements brutaux ou des périodes d’"activité économique diminuée" (…) et ils ont pourtant des taux de croissance tendanciels de long terme qui sont soit si élevés, soit si faibles que la règle de croissance négative ne capture pas ce qui est recherché. Considérons, tout d’abord, une situation où la règle rapporterait un nombre excessif de "récessions". Au Japon, la croissance de la population est négative et la croissance de la productivité est bien inférieure à ce qu’elle avait l’habitude d’être par le passé, si bien que la tendance de la croissance de sa production a été en moyenne de 1 % par an au cours des dernières décennies. En conséquence, même de petites fluctuations peuvent rendre la croissance du PIB négative. La règle des deux trimestres suggèrerait que le Japon bascule dans une nouvelle récession environ tous les 4 ans (7 ralentissements au cours des 26 années depuis 1993).

Maintenant, considérons le problème opposé, comment la règle des deux trimestres peut rapporter trop peu de récessions. Certes, le succès de l’Australie peut être attribué à l’adoption de réformes structurelles depuis les années quatre-vingt, telles que l’ouverture au commerce international et l’adoption d’un taux de change flottant. L’une des raisons expliquant pourquoi le PIB n’a pas connu de baisse au cours des 28 dernières années, cependant, est que ses taux de croissance de la population et de la main-d’œuvre sont substantiellement plus élevés que ceux des Etats-Unis et d’autres pays de l’OCDE, en particulier d’Europe et d’Asie de l’Est. La Chine constitue un autre exemple. Elle n’a pas eu de récession depuis 26 ans (depuis 1993). Bien sûr, la performance de son économie a été incroyable. Comme la plupart des pays, elle a souffert de la Grande Récession en 2008-2009, mais même avec une perte de croissance de 8 points de pourcentage (la croissance chinoise est passée de 14 % en 2007 à 6 % en 2008), ce ralentissement n’a pas suffi pour amener la croissance chinoise en territoire négatif. La raison, bien sûr, est que son taux de croissance potentielle était très élevé (due à la croissance de la productivité).

En supposant que l’expansion américaine se poursuive au moins jusqu’en juillet, elle obtiendra le record en termes de durée que détenait jusqu’à présent l’expansion (de 120 mois) qu’avait connue l’économie américaine entre 1991 et 2001. Mais il faut noter que si la datation des cycles d’affaires aux Etats-Unis se faisait sur la base de la règle qu’appliquent la plupart des autres pays, la récession de mars-novembre 2011 n’aurait pas été enregistrée comme telle. Elle n’inclut pas deux trimestres consécutifs de croissance négative du PIB, mais plutôt deux trimestres de croissance négative au milieu desquels était compris un trimestre de croissance positive. (…) Selon cette interprétation, le record des Etats-Unis serait détenu par une expansion longue de 17 ans allant du premier trimestre 1991 au quatrième trimestre 2007 et l’actuelle expansion serait bien loin de la détrôner. »

Jeffrey Frankel, « Tenth birthday of the june 2009 recovery », in Econbrowser (blog), 17 juin 2019. Traduit par Martin Anota



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