« Au Moyen-Age, les cités-Etats menèrent la "révolution commerciale" européenne avec des innovations financières, commerciales et techniques. Ensuite quelque chose d’étrange survint. En 1264, pour prendre un exemple, la population de Ferrare décréta que "le magnifique et illustre seigneur Obizzo (…) doit être gouverneur et souverain et général et seigneur permanent de la Ville". Soudainement, une république démocratique vota en faveur de son anéantissement.

En fait, ce ne fut pas un événement isolé au nord de l’Italie à l’époque. Comme Machiavel l’explique dans Le Prince, le peuple, voyant qu’il ne peut s’opposer à la noblesse, apporta son soutien à un seul homme, afin d’être défendu par son autorité. L’enseignement qu’on en tire est que les gens abandonnent la démocratie lorsqu’ils craignent qu’une élite a capturé ses institutions.

Les institutions démocratiques de l’Italie médiévale succombèrent à ce que nous appelons maintenant le populisme : une stratégie antiélitiste, anti-pluraliste et exclusive visant à construire une coalition de mécontents. La méthode est exclusive parce qu’elle repose sur une définition étroite du "peuple", dont les intérêts doivent être défendus non seulement contre les élites, mais aussi contre tous les autres. Donc, au Royaume-Uni, le chantre du Brexit Nigel Farage a promis qu’une victoire du "Leave" en 2016 serait une victoire du "vrai peuple". Comme l’a dit Donald Trump lors de la campagne présidentielle, "les autres ne signifient rien". De même, l’ancien Président colombien Álvaro Uribe parle souvent de "gente de bien".

Il y a deux raisons évidentes expliquant pourquoi un tel populisme est mauvais. Premièrement, ses éléments anti-pluralistes et exclusives sapent les institutions et droits fondamentaux de la démocratie. Deuxièmement, il favorise une concentration excessive du pouvoir politique et une désinstitutionalisation, entraînant une mauvaise fourniture de biens publics et une mauvaise performance économique.

Néanmoins, le populisme peut devenir une stratégie politique attrayante quand trois conditions sont observées. Premièrement, les affirmations à propos de la domination de l’élite doivent être suffisamment plausibles pour que le peuple y croie. Deuxièmement, de façon à ce que le peuple soutienne des alternatives radicales, les institutions existantes doivent avoir perdu de leur légitimité ou échoué à faire face à de nouveaux défis. Et troisièmement, une stratégie populiste doit sembler faisable, malgré sa nature exclusive.

Toutes ces trois conditions peuvent être retrouvées dans le monde d’aujourd’hui. La hausse des inégalités au cours des 30 dernières années signifie que la croissance économique a disproportionnellement bénéficié à une petite élite. Mais le problème n’est pas juste les inégalités de revenu et de patrimoine : on craint de plus en plus que la distance sociale entre l’élite et le reste de la population se soit creusée.

Ces disparités économiques et sociales ont de profondes implications pour la représentation politique. Aux Etats-Unis, le politiste Larry M. Bartels a montré que les législateurs ont de plus en plus défendu les intérêts des riches, tandis que le charcutage électoral (gerrymandering) les a protégés de la concurrence politique. En Europe, Jean-Claude Juncker, alors Premier ministre du Luxembourg, a une fois décrit la prise de décision du Conseil européenne comme suit : "Nous décrétons quelque chose, ensuite nous (…) attendons quelques temps pour voir ce qui arrive. S’il n’y a pas de protestations (…), parce que la plupart des gens ne comprennent pas ce qui a été décidé, nous poursuivons, pas à pas, jusqu’à ce que le point de non-retour soit atteint". Une telle logique élitiste est intrinsèquement vulnérable au populisme.

Comme stratégie de désinstitutionalisation, le populisme appelle à la masse de plus en plus nombreuse des personnes déçues par les accords existants. Aux Etats-Unis, la perception répandue que les institutions ont échoué à s’attaquer à des problèmes tels que les inégalités a érodé la confiance du public envers les institutions majeures depuis les années soixante-dix. Après avoir échoué à anticiper la crise financière de 2008, les responsables politiques américains s’échinent désormais à réglementer (et taxer) les nouvelles "méga-firmes" comme Amazon et Facebook. Ils sont aussi vus comme ayant l’éponge concernant la mondialisation et les effets du "choc chinois" sur les marchés du travail locaux. De même, en Europe, la mobilité croissante du travail et la crise des réfugiés sont largement perçues comme des problèmes dépassant la capacité d’action des institutions de l’UE.

Outre leur mauvaise gestion des nouveaux défis, les institutions et responsables politiques ont aussi échoué à voir au-delà de leurs récits dominants. Par exemple, à la veille du référendum du Brexit, la campagne du "Remain" se focalisait entièrement sur les coûts économiques de la sortie de l’Union européenne, alors même que les sondages d’opinion montraient que l’immigration et d’autres sujets suscitaient une plus grande inquiétude chez les électeurs.

Finalement, pour que le populisme prenne pied, les politiciens eux-mêmes doivent le voir comme une stratégie viable. De façon générale, déclarer que "les autres ne signifient rien" n’est pas la meilleure façon d’obtenir un large soutien. Donc, même quand des facteurs structuraux le favorisent, le populisme ne peut réussir que dans certaines circonstances. Dans le cas de Trump, l’intense polarisation partisane aux Etats-Unis signifie qu’il peut appeler à des électeurs marginaux ou versatiles, parce qu’il sait que les Républicains vont voter pour lui qu’importe ce qu’il promette. Et, plus généralement, le populisme peut gagner quand les "autres" sont étroitement définis ou simplement peu nombreux, pourvu qu’ils puissent être dépeints comme représentant une menace.

Pour défaire le populisme, on doit répondre à tous les facteurs qui en font une stratégie viable. Cela commence par reconnaître que le populisme ne peut émerger que lorsqu’il y a des problèmes économiques et sociaux réels pour lui donner une force électorale. Cela signifie aussi faire preuve d’honnêteté en reconnaissant qu’il existe des visions concurrentes et contestées de la citoyenneté, qui doivent être débattues, non ignorées.

Finalement, nous avons besoin d’un surcroît de démocratie et de représentation (notamment, peut-être, des référendums), afin que les électeurs pensent que leurs inquiétudes soient sérieusement prises en compte. La classe politique doit explorer de nouvelles façons de rendre le gouvernement plus représentatif de la société. L’Inde, par exemple, a des quotas basés sur les castes pour les sièges au Parlement et pour d’autres postes politiques et plusieurs autres pays font de même avec la parité entre les sexes. Il n’y a pas de raisons justifiant que les Etats-Unis et l’Europe n’adoptent pas des mesures similaires. »

Daron Acemoğlu et James Robinson, « How do populists win? », 31 mai 2019. Traduit par Martin Anota