« La Fed aurait de bonnes raisons pour réduire ses taux d’intérêt lors de sa réunion du 31 juillet ou l’une des suivantes si l’économie américaine s’affaiblissait. (Et il y a certains bons arguments justifiant également un tel assouplissement même si la croissance restait aussi robuste qu’elle l’a été au cours de l’année dernière.) Mais il y a un argument en faveur de l’assouplissement que je trouve moins convaincant : la prétendue nécessité de ramener l’inflation à 2 %, voire davantage.

Le président de la Réserve fédérale Ben Bernanke a fixé une cible de 2 % pour le taux d’inflation des Etats-Unis en janvier 2012. D’autres pays poursuivaient déjà une telle cible. Le Japon commença à la suivre l’année suivante. En effet, la nomination de Shinzo Abe comme premier ministre fin 2012 se fondait sur la promesse que la politique monétaire accroîtrait l’inflation. (Le Japon ayant précédemment souffert de la déflation.)

Ce qui justifie que l’on essaye de relever les anticipations d’inflation


La logique était impeccable. Avec un chômage toujours élevé et une croissance toujours faible dans le sillage de la crise financière mondiale, un certain supplément de relance semblait bienvenu. Mais le taux d’intérêt nominal avait déjà été poussé à pratiquement zéro et ne pouvait vraiment baisser davantage. Accroître l’inflation anticipée constituait une manière de stimuler l’activité économique. Une hausse du taux d’inflation anticipée réduirait le taux d’intérêt réel (qui se définit comme le taux d’intérêt nominal moins l’inflation attendue). De moindres coûts d’emprunt en termes réels convaincraient les ménages et les entreprises d’emprunter et d’acheter plus de voitures, de logements et d’équipement. Après tout, la décision de construire un logement est plus attrayante si l’on s’attend à ce que la valeur du logement et le loyer augmentent.

Mais comment pouvaient faire les autorités monétaires pour amener le public à relever ses anticipations d’inflation ? En annonçant que leur objectif était d’accroître l’inflation à 2 % ou davantage ; en étant sincère en faisant cette annonce ; en maintenant le pied sur l’accélérateur monétaire (en particulier via l’assouplissement quantitatif), aussi longtemps que l’inflation n’a pas atteint les 2 %. Les banques centrales firent tout cela, en accroissant de plusieurs fois leur base monétaire. Elles ne manquaient pas de sincérité. Il est difficile de voir ce qu’elles auraient pu faire en plus.

Est-ce que cela fonctionna ?


Est-ce que cela marcha ? Oui et non. Cela ne marcha pas, dans le sens où ni aux Etats-Unis, ni au Japon, ni en zone euro l’inflation n’a atteint les 2 %. Le déflateur des dépenses de consommation personnelle aux Etats-Unis s’est élevé à 1,7 % par an dernièrement. Le taux d’inflation du Japon se maintient sous les 1 %. Mois après mois, année après année, les autorités ont dû expliquer que cela prenait un peu plus de temps pour atteindre la cible qu’elles ne l’anticipaient. Les mesures standards de l’inflation future anticipée, telles que celles des prévisionnistes professionnelles, restent aussi sous les 2 %. Parallèlement, cependant, les deux économies retournèrent à un relatif plein emploi en 2016. Le chômage américain est revenu à 3,7 % (alors qu’il atteignait presque 10 % en 2009-2010), son plus faible niveau en un demi-siècle. Le chômage du Japon est à 2,4 %, alors qu’il était supérieur à 5 % en 2010. C’était à l’époque qu’il fallait déclarer victoire.

La plupart des économistes monétaires et des banquiers centraux, cependant, restent convaincus de la nécessité d’atteindre cette cible de 2 %. Ils s’inquiètent à l’idée que leur crédibilité soit en jeu. Certains économistes veulent réaffirmer la cible avec une clarté nouvelle. Certains veulent même accroître la cible en la passant de 2 à 4 %. Une proposition qui est populaire parmi les économistes monétaires est appelée le ciblage du niveau des prix : la Fed promettrait d’atteindre une inflation future supérieure de 1 point de pourcentage à l’objectif de 2 % pour chaque année où elle n’est pas parvenue à accroître suffisamment l’inflation pour atteindre cet objectif.

Mais qu’est-ce qui laisse penser que ces engagements plus ambitieux soient plus crédibles ou atteignables alors même que les banques centrales ne parvenaient déjà pas à atteindre une cible de seulement 2 % ? (…)

Peut-être que l’inflation attendue (si centrale dans les modèles des économistes depuis 1968) n’existe pas vraiment. Plus précisément, le taux d’inflation anticipée du public peut ne pas être un chiffre bien défini en temps normal de relative stabilité des prix. Dans un pays comme l’Argentine où le taux d’inflation est toujours élevé, les ménages et les entreprises ont intérêt à la suivre. Mais la plupart des gens ne font pas attention au taux d’inflation, quand il est à des faibles niveaux comme ceux qu’il atteint actuellement.

Peut-être que l’"inflation anticipée" n’existe pas


Une récente étude par Olivier Coibion, Yuriy Gorodnichenko, Saten Kumar et Mathieu Pedemonte, intitulée "Inflation Expectations as a Policy Tool?", regorge d’une masse impressionnante de preuves empiriques sapant l’idée que les ménages et les entreprises aient des anticipations bien informées de l’inflation future ou même qu’ils sachent quel a été récemment le taux d’inflation.

Ils constatent notamment que « les annonces de grands changements de politique au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et dans la zone euro, telles que la déclaration de la cible d’inflation de 2 %, semblent n’avoir que des effets limités sur les croyances des ménages et des entreprises. Aux Etats-Unis, les "anticipations des ménages se sont élevées en moyenne autour de 3,5 % depuis le début des années deux mille". C’est bien au-dessus du taux d’inflation observé et aussi bien au-dessus de ce que prévoyaient les prévisionnistes officiels et les participants aux marchés financiers.

"On demanda à des centaines de chefs d’entreprises de rapporter leurs prévisions pour l’inflation des prix à la consommation au cours des 12 moins suivants. 55 % déclarèrent qu’ils ne savaient tout simplement pas. Parmi les autres répondants, la prévision moyenne était de 3,7 %", ce qui est à nouveau trop élevé. Dans le reste du monde, les répondants sont également éloignés de la réalité, selon des études en Allemagne, d’autres pays de la zone euro et la Nouvelle-Zélande. Les ménages américains obtiennent peu d’information lorsqu’ils entendent parler des réunions de la Fed dans les médias.

Les mesures standards de l’inflation anticipée sont conçues de telle façon qu’elles tendent à aiguillonner les réponses vers le chiffre exact. Par exemple, certaines enquêtes standards des anticipations d’inflation du public écartent les réponses extravagantes en proposant aux répondants un ensemble de choix raisonnables "moins de 1%", "entre 1 % et 2%", "entre 2 et 3 %" et "plus de 3 %").

Certes, les auteurs interprètent certaines preuves empiriques comme montrant "un effet causal et économiquement significatif des anticipations d’inflation sur les choix économiques des ménages et des entreprises", mais le sens de l’effet estimée est ambigu.

Pourquoi continuer de se taper la tête contre le mur ?


Si la plupart des gens ne prennent pas la peine de formuler des prévisions bien informées d’inflation, c’est qu’elle n’est pas préoccupante. Cela reflète le fait que la stabilité des prix effective a été atteinte. Comme il le fut noté à une conférence de la Brookings l’année dernière : "L’ancien président de la Fed Alan Greenspan a un jour défini la stabilité des prix comme la situation dans laquelle les changements anticipés du niveau général des prix n’altèrent pas les décisions des entreprises et des ménages. En d’autres termes, il y a stabilité des prix quand l’inflation est tellement faible que les gens ne pensent pas aux changements des prix dans leur vie quotidienne".

Pourquoi alors les banques centrales doivent-elles continuer de frapper leurs têtes contre le mur de la cible des 2 % ? Certes, il est bon pour les autorités monétaires d’être transparentes à propos du niveau que l’inflation devrait attendre selon elles à long terme, comme avec le taux de croissance réel et le taux de chômage. Et à ce propos il n’y a rien d’erroné avec 2 %. Cependant, et c’est une suggestion radicale, peut-être qu’il est temps pour la Fed et d’autres banques centrales, de cesser d’en faire toujours plus pour essayer d’atteindre leur cible d’inflation de 2 % si souvent ratée et plutôt d’arrêter de la poursuivre activement à moyen terme ».

Jeffrey Frankel, « Let’s forget about 2% inflation », in Econbrowser (blog), 28 juillet 2019. Traduit par Martin Anota