« (…) Eli Cook, dans une analyse intitulée "Historicizing Piketty: The Fall and Rise of Inequality Economics", cherche à expliquer pourquoi les inégalités ont été pratiquement écartées de la science économique orthodoxe durant la seconde moitié du vingtième siècle. Son analyse constitue un très joli exercice dans l’histoire de la pensée économique qui montre comment un sujet qui fut à une époque au centre des préoccupations des économistes (il suffit de lire les premiers paragraphes des Principes de Ricardo pour le voir) a graduellement été marginalisé, au point que Martin Feldstein, qui fut une fois président de l’American Economic Association, a pu déclarer que toutes les inquiétudes à propos des inégalités de revenu ou de richesse sont le produit de "l’envie" et de "l’égalitarisme malveillant".

Selon Cook, il y a trois développements qui ont marginalisé ces questions de répartition que se posaient initialement la science économique : la théorie de la production marginale des facteurs de production, le tournant vers l’utilité et l’optimalité à la Pareto. (1)

Ce qui imprègne ces trois développements et constitue selon moi la question clé, c’est si la production et la répartition sont perçues ensemble comme relevant d’un même processus ou comme deux processus vaguement liés l’un à l’autre. La seconde approche est caractéristique de l’économie néoclassique. La production est considérée comme antérieure et l’économie est considérée comme une science qui recherche la maximisation de la production. Cette production peut être redistribuée plus tard, en utilisant les décisions politiques, pour aider ceux qui sont pauvres, mais on doit le faire prudemment, de telle manière que le prochain cycle de production ne soit pas affecté par les mauvaises incitations découlant d’un excès de redistribution. Dans une telle vision du monde, pratiquement toute redistribution est perçue comme nuisant au processus de maximisation de la production.

Mais peut-être que, plus fondamentalement, la redistribution est perçue comme se tenant en dehors de la science économique, par exemple dans le domaine politique. Comme le montre Cook, c’est clairement énoncé par Samuelson dans son manuel Economics. Les économistes apparaissent donc comme modestes en apparence dans leurs affirmations. Comme les ingénieurs de la production sociale, ils sont en charge de la maximisation de la production sous des conditions de dotations et de technologie données. Le déni les amène à laisser la tâche de la redistribution à ceux qui sont plus qualifiés qu’eux : les politiciens.

Pourtant, comme la science économique en est graduellement venue à dominer les sciences sociales et le processus de décision gouvernemental, cette apparente autolimitation a fini par être perçue pour ce qu’elle est : une tentative pour ignorer le plus de questions distributionnelles possible. Si la redistribution est la province du politicien et si le politicien n’est pas un économiste, alors la redistribution doit clairement être une exception à utiliser modérément. Cook souligne avec raison le rôle qu’ont pu jouer derrière cela les deux premiers théorèmes du bien-être. Le premier théorème montre que, sous des conditions idéalisées de concurrence pure et parfaite, le marché produit un résultat qui ne peut être amélioré sans détériorer la situation de quelqu’un d’autre. C’est de l’économie. Mais il est ensuite affirmé, dans le second théorème, que si pour une quelconque raison nous changeons les dotations ou ayons recours à une taxation forfaitaire, la répartition des revenus peut être altérée (bien que cela serait toujours Pareto-optimal). Mais cette seconde partie, c’est avéré, n’est pas le sujet de la science économique, mais des politistes ou politiciens. Donc les économistes peuvent allègrement l’ignorer et considérer toutes les inquiétudes distributionnelles comme secondaires ou marginales.

La conception classique de la science économique était assez différente. Elle perçoit la production et la répartition comme un unique processus. Si les dotations étaient différemment distribuées, la structure de production serait différente et le pouvoir des différentes classes serait différent. Il est très clair chez Ricardo que les propriétaires terriens reçoivent leur revenu seulement du fait qu’ils possèdent un monopole sur la terre, non en raison d’une quelconque activité utile qu’ils réaliseraient. Donc changer leurs dotations ou les taxer ne pourrait pas être mauvais. (Bien sûr, la même vision des choses est présente chez Henry George.) Il est aussi manifeste chez Marx que la structure de la production, les prix relatifs et les revenus individuels ne sont pas les mêmes selon le mode de production. La répartition des dotations et la manière par laquelle la production est organisée sont donc organiquement liées.

Alors que l’économie néoclassique envisage le monde économique ainsi :

Production => distribution => production

L’économie classique voit les choses ainsi :

Distribution des dotations => production => redistribution des dotations

C’est pour cette raison que chez Marx (et bien sûr parmi l’école néo-ricardienne qui suivit Sraffa) les prix des facteurs sont perçus comme étant déterminés avant la production (disons, via le pouvoir relatif du travail relativement au capital). En conséquence, la composition de la production ne sera pas la même selon le système dans laquelle celle-ci s’opère : si les travailleurs ont un plus grand pouvoir de négociation, le taux de salaire sera plus élevé relativement à l’intérêt (au profit) et les matières premières intensives en travail seront plus chères, etc. Ou, similairement, comme Marx le dit dans son fameux paragraphe, les rapports de production deviennent des forces de production : si les relations de production (fondamentalement, la répartition des dotations) sont, à un moment donné du développement, inefficaces (disons, si l’esclavage mène à un gâchis d’efforts), la production maximale qui peut être générée dans un tel système sera moindre que celle d’un système socialement plus efficace. La production est donc vue comme pleinement interdépendante avec la répartition. L’idée néoclassique que la production et la répartition puissent être strictement séparées et presque considérées indépendamment l’une de l’autre est démolie. C’est le nerf de la guerre et, je pense, la raison de la divergence entre les écoles classique et néoclassique dans leurs conceptions qu’elles ont des inégalités et dans le plus ou moins grand intérêt qu’elles ont pour ces dernières.

Les choses changent, mais pas aussi vite qu’elles le devraient. Nous n’avons toujours pas de manuels, ni de cours qui traitent des inégalités de revenu et de richesse en tant que telles. Les inégalités sont souvent perçues comme une anomalie ou un problème qui n’est pertinent que pour les sociétés du "tiers-monde". C’est si clairement erroné qu’il est presque superflu de souligner à quel point c’est erroné. Mais aussi longtemps que ce n’est pas corrigé, la science économique continuera à ne pas faire bon ménage avec la vraie vie.

(1) Chose intéressante, et peut-être un brin ironique, l’optimum de Pareto, qui exclut à strictement parler toute redistribution (puisque toute redistribution des revenus perçus détériore la situation de quelqu’un) a été définie par la même personne qui introduisit l’étude empirique des inégalités interpersonnelles. »

Branko Milanovic, « Production and then distribution, or distribution and production together », in globalinequality (blog), 30 août 2019. Traduit par Martin Anota