« (…) Je suis récemment revenue d’un voyage fascinant au Vietnam. Là-bas, j’ai suggéré que l’intégration régionale de l’Asie du sud-est pourrait constituer une stratégie de développement prometteuse pour le Vietnam, aussi bien que pour d’autres pays dans la région. La réaction a été vive et immédiate : ces pays seraient trop semblables pour approfondir l’intégration régionale. Ils produisent et exportent les mêmes produits. Ils se font concurrence, donc comment pourraient-ils bénéficier de l’intégration régionale ?

Ces réactions m’ont fait prendre conscience qu’il est peut-être temps de revenir aux années soixante-dix et de relire les travaux séminaux de Krugman sur cette question, des travaux pour lesquels il a reçu le prix Nobel d’économie en 2008, mais qui semblent aujourd’hui oubliés par certains responsables politiques.

A travers ses travaux, Krugman a cherché à expliquer pourquoi une part significative des échanges après la Seconde Guerre mondiale correspondait à des échanges entre pays similaires (par exemple, entre l’Allemagne et la France) qui échangeaient des produits similaires (par exemple des voitures). Ce constat était difficile à réconcilier avec la théorie traditionnelle du commerce international. Selon cette dernière, les pays échangent parce qu’ils sont différents ; par exemple, un pays abondamment doté en capital et en travail très qualifié tel que les Etats-Unis va produire et exporter des biens industriels et importer des produits qui utilisent beaucoup de travail peu rémunéré et peu qualifié, tandis qu’un pays comme le Bangladesh va faire exactement l’inverse. C’est ce qu’on appelle la théorie des "avantages comparatifs". Krugman a montré qu’il y a une autre raison pour laquelle les pays commercent : ils exploitent ainsi les économies d’échelle. Le commerce international permet aux pays de remplacer la production à petite échelle pour le marché local par une production à grande échelle pour le marché mondial. Par exemple, plutôt que de produire des Peugeot exclusivement pour le marché français, la France va les produire à un coût plus faible en de plus grandes quantités pour le marché européen. L’Allemagne fait la même chose avec les Volkswagen. Les consommateurs bénéficient non seulement de prix plus faibles, mais aussi d’une plus large variété. Le commerce international réussit sur les deux marges : l’exploitation des économies d’échelle permet de réduire les prix et le commerce (même entre pays similaires qui échangeraient des produits similaires) permet d’accroître la variété des produits (par exemple en offrant différents modèles de voitures)

Ce qu’on appelle la nouvelle théorie du commerce est devenu le paradigme dominant dans l’économie universitaire. Mais ensuite, la "vieille" théorie des avantages comparatifs a fait un impressionnant retour dans le monde réel. La libéralisation commerciale massive dans plusieurs pays en développement dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, couplée à la baisse des coûts de transport et de communication, a permis au monde en développement d’intégrer le système commercial mondial. Ce qui s’ensuivit fut une explosion sans précédent du commerce international et une part croissante des échanges a été réalisée entre des pays dissemblables, par exemple entre les pays développés et les pays en développement, qui produisaient des produits différents. Ce nouveau schéma collait avec la théorie traditionnelle des avantages comparatifs : les pays développés se spécialisaient et exportaient des produits intensifs en capital et en qualifications (par exemple des biens d’équipement, des instruments de précision), tandis que les pays en développement exportaient des produits intensifs en travail peu qualifié (par exemple des vêtements ou des chaussures).

Les réactions au Vietnam reflètent ce retour de la pensée articulée autour des avantages comparatifs, une vision des choses qui considère que les différences entre pays constituent une condition importante pour le commerce. Cependant, ce modèle du commerce pourrait se retrouver sous pression dans un avenir proche. L’intégration des pays en développement au système commercial mondial était dans une large mesure la conséquence de l’adoption de politiques d’ouverture commerciale qui incluaient les libéralisations unilatérales dans plusieurs pays, les accords commerciaux et l’appartenance à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

L’accentuation des tensions commerciales et de l’incertitude à propos de l’avenir du multilatéralisme remet en question les politiques d’ouverture. Et avec cela, c’est l’incertitude à propos de l’avenir du commerce entre pays dissemblables qui s’accentue. Dans un tel environnement, il est temps pour la théorie de Krugman de faire son retour. L’argument en faveur de l’intégration régionale est un argument en faveur du commerce fondé sur les économies d’échelle et l’attrait des consommateurs pour la variété. Les pays n’ont pas à être différents pour tirer profit du commerce. Plutôt que de se voir comme des concurrents, le Vietnam et consort devraient redécouvrir Krugman. »

Pinelopi Goldberg, « Rediscovering Krugman », 30 septembre 2019. Traduit par Martin Anota