« Avec un menu d’options budgétaires et monétaires dangereusement réduit pour stimuler l’activité dans la zone euro en cas de récession, les responsables de la politique économique et les économistes ont commencé à discuter d’une proposition qui semble à la fois simple et exotique : si la consommation des ménages et l’investissement des entreprises sont trop faibles, pourquoi la banque centrale n’enverrait-elle pas, par exemple, 500 euros à chaque résident de la zone euro ? Les résidents dépenseraient cet argent et l’économie s’en trouverait stimulée.

Cette idée, dite de la "monnaie-hélicoptère" (helicopter money), a un bon pedigree et un nom mémorable. Milton Friedman a introduit le concept et lui a donné son nom, bien qu’il ne conseilla pas de la mettre en pratique. Peter Praet (2016), qui a été membre du conseil des gouverneurs de la Banque Centrale Européenne (BCE) jusqu’à récemment, a un jour indiqué que" toutes les banques peuvent le faire". Et un récent rapport Blackrock (Bartsch et alii, 2019), avec notamment Stanley Fischer et Philip Hildebrand comme coauteurs, s’est prononcé en faveur d’une version de la monnaie-hélicoptère.

De plus, le concept a un clair attrait politique. Il a été qualifié d’"assouplissement quantitatif pour le peuple" (quantitative easing for the people) (Muellbauer, 2014) : au lieu d’aider les banques ou d’enrichir les détenteurs d’obligations, la banque centrale devrait mieux donner de la monnaie à la population, une façon transparente d’accroître son pouvoir d’achat.

Qu’est-ce que la monnaie-hélicoptère ?


En fait, malgré son nom, la monnaie-hélicoptère n’est pas si exotique que cela. D’un point de vue économique, c’est l’équivalent d’une relance budgétaire combinée à une relance monétaire. On peut la considérer comme une sorte d’expansion budgétaire prenant la forme de transferts de revenus opérés par le gouvernement à la population, financée par les obligations publiques, titres que la banque centrale achèterait en échange de monnaie via une opération d’open market. Pour cette raison, Ben Bernanke (2016) l’a qualifiée de "programme budgétaire financée par création monétaire" (money-financed fiscal program), un nom plus précis, mais moins attrayant, et un nom effrayant pour ceux qui voient tout financement par création monétaire comme une route directe vers l’hyperinflation.

L’équivalence n’est cependant pas totale. Si la monnaie-hélicoptère est entreprise indirectement (avec des obligations émises par le gouvernement pour financer des transferts, puis achetée par la banque centrale), la dette résultante apparaît comme une dette du gouvernement central vis-à-vis de la banque centrale. Cette dernière connaît une hausse de son passif (via la hausse de l’offre de monnaie) et de son actif (les obligations publiques), sans changement dans ses fonds propres. Si elle est entreprise directement (avec la banque centrale transférant directement de la monnaie aux ménages), la dette du gouvernement central reste inchangée. La banque centrale, cependant, connaît alors une hausse de son passif (la hausse de l’offre de monnaie) sans hausse de son actif, ce qui se traduit par une détérioration de ses fonds propres.

La différence entre les deux scénarii n’est pas pertinente d’un point de vue purement économique. Ce qui importe pour l’économie est le changement du bilan consolidé du gouvernement (combinant les bilans du gouvernement central et de la banque centrale) et celui-ci est le même dans les deux cas. Si la hausse de la dette prend la forme d’une hausse du passif du gouvernement central ou une hausse du passif de la banque centrale n’est pas significative. Ce qui importe pour les finances publiques est la valeur actualisée des soldes budgétaires futurs, qui à nouveau ne change pas. Mais cette différence est importante d’un point de vue politique : les banquiers centraux s’inquiètent, à tort ou à raison, à l’idée qu’une baisse des fonds propres de la banque centrale (en particulier s’ils deviennent négatifs) puisse laisser paraître que la banque centrale est mal gérée, chose qui affaiblirait son pouvoir politique et amènerait le gouvernement à remettre en cause l’indépendance de la banque centrale.

Comment la monnaie-hélicoptère fonctionnerait


Supposons que la BCE soit encline à recourir à la monnaie-hélicoptère. Est-ce que ce serait une façon efficace de contrer une récession dans la zone euro d’un point de vue macroéconomique ?

Initialement, les transferts budgétaires financés par la banque centrale peuvent s’avérer bien efficaces, parce qu’ils stimuleraient directement les dépenses de consommation. Et contrairement au gouvernement, qui peut augmenter les impôts après coup, la banque centrale n’aurait aucun moyen d’annuler les transferts qu’elle a financés. Donc, les ménages seraient plus incités à les dépenser (la banque centrale peut décider ex post de compenser leur impact sur son bilan en réduisant la taille de son portefeuille d’obligations souveraines, mais cela n’affecterait pas directement les ménages).

Il y a davantage de questions à propos des conséquences à plus long terme. Supposons, contrairement à la situation actuelle de la zone euro, que le taux directeur soit initialement positif. Alors, si la production ou l’inflation sont trop faibles, la combinaison d’expansions budgétaire et monétaire irait clairement dans la bonne direction, à savoir une hausse de l’activité économique (Galí, 2019). Cependant, ce ne serait peut-être pas la bonne combinaison : la combinaison appropriée pourrait impliquer davantage d’action monétaire ou davantage d’action budgétaire. En effet, certains chiffres nous suggèrent que ce n’est pas la bonne combinaison. Dans la zone euro, le ratio de la monnaie qui ne rapporte pas d’intérêt sur le PIB est de pratiquement 10 %. Ce ratio implique qu’une hausse d’un point de pourcentage du déficit financée par la monnaie budgétaire pour une année se traduirait par une hausse de 10 % de la monnaie, donc finalement par une hausse de 10 % du niveau des prix. Même si l’on supposait que la BCE ait adopté une stratégie de ciblage du niveau des prix, le coût en termes d’inflation d’un tel plan de relance relativement modeste excèderait probablement ce qui serait acceptable étant donné l’actuelle insuffisance du niveau des prix. Pour le dire autrement, étant donné les limites de l’ampleur à laquelle le niveau des prix serait permis de s’accroître, la relance budgétaire associée serait trop faible pour être significative sur le plan macroéconomique.

Si, de façon plus réaliste, le taux directeur est déjà à zéro (ou légèrement en territoire négatif en raison de la borne inférieure effective), comme c’est le cas dans la zone euro, alors il n’y a pas de différence immédiate entre la monnaie et la dette. Toutes les deux rapportent zéro (ou quasiment zéro). Donc, dans ce cas, la monnaie-hélicoptère est-elle simplement l’équivalent d’une expansion budgétaire financée par voie de dette ? Pas vraiment. Cela dépend de ce que les investisseurs pensent qu’il surviendra une fois que les taux d’intérêt redeviendront positifs. Comme l’a observé Narayana Kocherlakota (2016), l’ancien président de la Réserve fédérale de Minneapolis, si les investisseurs s’attendent à ce que la monnaie rapporte des intérêts (comme c’est le cas pour les réserves bancaires aux Etats-Unis), alors il n’y a vraiment pas de différence entre le financement par création monétaire et le financement obligataire : tous les deux rapportent zéro aujourd’hui et tous deux vont rapporter des intérêts dans le futur. Si les investisseurs s’attendent à ce que la monnaie ne rapporte pas d’intérêt à l’avenir, ils s’attendent à ce que le niveau des prix finisse par être plus élevé et donc doivent s’attendre à davantage d’inflation à l’avenir. Pour le dire autrement, si la banque centrale s’engage de façon crédible à ne pas payer d’intérêts sur la monnaie à l’avenir, alors la monnaie-hélicoptère doit mener à une révision à la hausse des anticipations d’inflation, donc réduire les taux réels à long terme aujourd’hui. On peut bien douter de la force empirique de ce canal des anticipations. Mais dans la mesure où il est présent, le même résultat peut être atteint via le forward guidance, c’est-à-dire par l’engagement de la banque centrale à maintenir le taux directeur inchangé jusqu’à ce que le niveau des prix (et pas seulement l’inflation) ait atteint une certaine cible.

Cette analyse suggère que l’argumentaire général pour la monnaie-hélicoptère est fragile. Aux Etats-Unis, il y a une certaine marge de manœuvre pour utiliser les politiques monétaire et budgétaire et pour le faire avec la bonne combinaison. Dans la zone euro, où la politique monétaire dispose d’une moindre marge de manœuvre, l’action doit se concentrer sur la politique budgétaire. Qu’elle soit financée par les obligations ou par la création monétaire, cela fait peu de différence économique, à moins que l’on accepte une forte inflation.

Mais il y a quelque chose à prendre en compte concernant la zone euro. La politique budgétaire dans l’union monétaire européenne est fortement contrainte par les règles de l’UE et les règles nationales. En l’occurrence (…), si les règles sont respectées, la marge pour l’expansion budgétaire est extrêmement limitée et risque de ne pas suffire pour combattre une récession. Dans ce contexte, la monnaie-hélicoptère (des transferts directs de la BCE vers la population) peut être interprétée comme une façon de contourner les contraintes budgétaires. La dette apparaît dans le bilan de la BCE et non dans les bilans des gouvernements nationaux. Et, comme la dette de la BCE est une dette jointe, cela permet même aux pays-membres avec de plus fragiles situations budgétaires de participer implicitement et de partager également aux transferts. D’une certaine façon, la monnaie-hélicoptère peut être vue comme un substitut à une capacité budgétaire commune toujours manquante. Sa mise en œuvre, cependant, soulève des défis opérationnels, juridiques et politiques.

La BCE ferait face à d’importants risques et obstacles


Pour des raisons relatives à la gouvernance et des raisons pratiques, la BCE ne peut procéder sans l’approbation des gouvernements nationaux. La BCE manque de la capacité technique et de l’information nécessaires pour opérer les transferts. Elle aurait à s’appuyer sur les Trésors nationaux comme relais ou pour obtenir les informations pertinentes (telles que les identifications individuelles pour les destinataires). Si tous les Etats-membres de la zone euro considéraient les règles budgétaires en vigueur comme contreproductives, ils pourraient donner à la BCE leur bénédiction. M ais certains Etats-membres ne pourraient voir la monnaie-hélicoptère que comme une façon de contourner des règles qu’ils apprécient. Ils l’empêcheraient par des moyens constitutionnels (comme le fit la Cour constitutionnelle allemande pour essayer de bloquer le programme d’achats d’obligations souveraines de la BCE en 2017) ou simplement en refusant de participer à l’organisation des transferts.

Il faudrait également décider de la taille et de la répartition des transferts, entre les pays et au sein des différentes populations nationales. Faudrait-il les faire à destination des individus ou des ménages ? Est-ce que les gens en Allemagne et en Lituanie (un pays dont le PIB par tête est moitié moindre que celui de l’Allemagne) recevraient le même montant ? Si ce n’est pas le cas, qui déciderait ? Si c’est la BCE, elle aurait à faire d’importants choix distributifs, une tâche qui convient mieux aux autorités budgétaires et qui doit être soumise à l’approbation parlementaire.

Ces implications distributionnelles s’ajouteraient aux obstacles juridiques. Le système de l’UE a été construit sur la promesse d’une séparation étanche entre les politiques monétaire et budgétaire. Même si la BCE entreprenait de sa propre initiative un programme de transferts de liquidité de facto vers les ménages et le mettait en œuvre via le système bancaire, il serait certainement attaqué en justice. La Cour constitutionnelle de l’Allemagne et certainement celles d’autres pays définiraient probablement la monnaie-hélicoptère comme un programme de politique économique (et non monétaire) et considéreraient qu’un tel programme doit être de la responsabilité des gouvernements et parlements nationaux.

Finalement, la monnaie-hélicoptère n’est pas sans risques pour la BCE comme institution. Des questions de mandat et d’indépendance ont été mises en avant à propos des implications distributionnelles des mesures non conventionnelles et même standards de la politique monétaire (et en particulier de leur coût pour les "épargnants allemands"). Elles ont aussi été soulevées à propos du plus grand usage des politiques macroprudentielles, certaines d’entre elles ayant d’importantes implications distributionnelles. La monnaie-hélicoptère alimenterait ces controverses et soulèveraient de sérieuses questions à propos de la pertinence de l’indépendance de la banque centrale. Le risque nous semble trop important pour être ignoré.

Pourrait-il y avoir des circonstances où l’équilibre des risques et profits penche de l’autre côté et où la BCE procéderait à la monnaie-hélicoptère ? Nous croyons que ce n’est pas probable. S’il y avait une profonde récession, cela déclencherait les clauses dérogatoires des règles fiscales, rendant la monnaie-hélicoptère redondante. S’il y avait une légère récession ou une stagnation prolongée, c’est-à-dire des situations qui ne susciteraient pas de réaction budgétaire, il n’est pas probable que la BCE désire franchir le Rubicon. Et s’il n’y a pas de récession, il n’y a pas de besoin manifeste pour la monnaie-hélicoptère. Cela nous amène à être sceptiques à l’idée que nous devrions prochainement voir la monnaie-hélicoptère d’ici peu dans la zone euro. »

Olivier Blanchard & Jean Pisani-Ferry, « The euro area is not (yet) ready for helicopter money », in PIIE, Realtime Economic Issues (blog), 20 novembre 2019. Traduit par Martin Anota