« En décembre, la Grande-Bretagne retournera aux urnes pour élire un nouveau Parlement qui pourrait finaliser le Brexit. Plusieurs années tumultueuses se sont écoulées depuis que le référendum s’est conclu en faveur d’une sortie (Leave) du Royaume-Uni de l’Union européenne. Même si le gouvernement britannique parvient à se décider sur la façon par laquelle la sortie prendra forme, le pire pourrait encore survenir après.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui a provoqué la révolte populiste qui continue de diviser le Royaume-Uni ? Thiemo Fetzer a observé un ensemble spécifique de réformes qui ont joué un rôle décisif dans l’issue du référendum. Dans la revue American Economic Review, Fetzer montre que les baisses de dépenses publiques dans le cadre de plans d’austérité adoptés à partir de 2010 ont joué un rôle décisif dans la victoire du "Leave".

Fetzer a évoqué avec l’American Economic Association l’austérité au Royaume-Uni, la façon par laquelle celle-ci a alimenté le soutien en faveur de mouvements populistes comme le "parti pour l’indépendance du Royaume-Uni" (UKIP), les possibles retombées des réductions des programmes d’aide sociale et les prochaines élections parlementaires du 12 décembre. (…)

American Economic Association : J’aimerais évoquer spécifiquement de ce qui s’est passé en 2010 avec l’austérité. Quels genres de baisses ont touché les programmes de protection sociale au Royaume-Uni et qui en a été le plus affecté ?

Thiemo Fetzer : Il y a eu trois gros éléments derrière l’austérité. Le premier concerne les baisses de salaires pour tous ceux qui travaillaient dans le secteur public, si bien que les salaires n’ont pas augmenté avec l’inflation comme ils avaient l’habitude de le faire par le passé. Le deuxième élément est relatif à une réforme générale du système de protection sociale, qui affecta principalement les personnes (…) qui étaient employées dans des emplois à faible salaire et qui recevaient un coup de pouce de l’Etat via ce que l’on appelle le crédit d’impôt. Financièrement, cela constitua une part importante de l’austérité, puisque ce sont ces suppléments de revenu qui ont été réduits le plus vite.

Le troisième élément derrière l’austérité correspond aux baisses significatives de financements aux administrations locales, des ressources financières qui sont utilisées pour financer des services de base, la maintenance des routes locales et je pense que ces diverses dépenses ont été réduites d’environ 50 % en termes réels, ce qui est assez spectaculaire. Enfin il y a eu des baisses significatives des dépenses dans des choses comme l’éducation, des dépenses qui ont chuté de 20 % en termes réels.

AEA : Comment avez-vous fait pour connecter ces baisses des dépenses publiques avec la façon par laquelle les gens qui en ont été les plus affectés ont voté lors du référendum du Brexit ?

Fetzer : L’analyse s’est faite en deux parties. L’une d’entre elles est essentiellement basée sur la géographie des résultats électoraux au niveau des districts lors des élections européennes (…) et l’autre ensemble d’élections que j’ai regardé sont celles de Westminster (les élections parlementaires). Et lors de ces élections, j’ai étudié la performance électorale du parti politique au Royaume-Uni, en l’occurrence l’UKIP, qui préconisait dans son programme une sortie de l’Union européenne sur l’ensemble de la période de l’échantillon, de 2000 à 2015.

AEA : Comment avez-vous déterminé que ces baisses de dépenses publiques associées aux politiques d’austérité ont contribué à la victoire du "Leave" lors du référendum ?

Fetzer : Ce qui est assez remarquable est qu’après 2010, la structure de la population qui soutenait l’UKIP a fortement changé. L’UKIP a gagné environ 16 % du vote populaire lors des élections européennes en 2004 et 2009, donc ce n’était pas une force électorale négligeable. Mais en 2014, il y a eu une progression massive du soutien en faveur de l’UKIP. Et une grande partie du soutien en faveur du l’UKIP peut s’expliquer pour l’essentiel par l’exposition régionale ou individuelle aux baisses de dépenses publiques. Vous voyez que le soutien en faveur de l’UKIP augmente de 5 à 6 points de pourcentage dans les zones les plus exposées à l’austérité.

Cela peut ne pas sembler énorme, mais au fond pour chaque personne qui a effectivement voté pour l’UKIP, il y en avait une autre qui n’allait pas voter, mais qui présentait les mêmes préférences politiques. Si vous considérez cela, il apparaît une forte relation entre le soutien des individus pour l’UKIP et le soutien subséquent pour le Leave. Vous pouvez lier économétriquement ces deux schémas (l’austérité et le soutien en faveur de l’UKIP, puis le soutien en faveur de l’UKIP et le soutien en faveur du Leave), vous voyez que la hausse du soutien pour l’UKIP est associée à une hausse de 10 point de pourcentage du soutien en faveur du Leave en 2016. Le Leave a gagné au référendum avec environ 52 % des suffrages, donc un écart de 10 points de pourcentage fait une grosse différence et a contribué à faire basculer le référendum en faveur du Leave.

AEA : Il y a certains parlementaires qui ont initialement voté en faveur de ces réductions de revenus de transfert, mais qui ont aussi appelé quelques années plus tard à rester dans l’UE. Plusieurs d’entre eux, si ce n’est pas tous, ne pouvaient pas prédire le Brexit. Qu’aimeriez-vous qu’ils retiennent de cela, à propos des conséquences de leurs positions sur certaines politiques qui peuvent avoir des conséquences qu’ils ne peuvent pas prédire ?

Fetzer : Dans l’ensemble, vous pouvez considérer le Brexit comme une séquence de nombreuses erreurs et accidents au niveau politique, en partie facilitée par des institutions comme le système électoral du Royaume-Uni. En 2015, personne ne s’attendait à ce que le parti conservateur gagne avec une large majorité. Ce fut le fait qu’il gagna avec une large majorité qui a conduit à la tenue d’un référendum. Evidemment, en 2010, le pays émergeait d’une crise financière. Les déficits publics s’envolaient et, à un certain niveau, il était clair que certaines choses devaient être faites pour contenir les dépenses publiques. Le gouvernement de coalition de 2010 a cherché à contenir les dépenses d’une manière qui s’est révélée être très corrosive pour la cohésion sociale et au contrat social implicite.

L’austérité a été imposée… et fait que ce furent en définitive les mères célibataires, les personnes handicapées et la population adulte en âge de travailler qui payèrent pour les fautes lourdes du secteur financier. (...)

AEA : Que va-t-il se passer selon vous en décembre et concernant le sort final du Brexit ?

Fetzer : Les élections générales sont une très mauvaise façon de confirmer un sentiment public concernant une version du Brexit qui romprait radicalement les liens entre le Royaume-Uni et l’UE, un Brexit que personne n’a conseillé, ni même appelé à mettre en œuvre dans sa campagne en 2016. Ce que cette élection peut faire, c’est offrir une victoire aux conservateurs grâce à peut-être 35 % du vote populaire. Ce n’est pas un mandat démocratique pour mettre en œuvre un plan de Brexit et cela ne résoudra pas la crise démocratique et institutionnelle qui mijote.

Mon espoir pour cette élection est qu’elle produise exactement ce que la précédente élection avait produit, à savoir un Parlement sans majorité, puisque les politiciens se retrouveraient dans la même position pour résoudre le problème sous-jacent. D’une certaine manière, la chose la plus raisonnable serait d’aboutir à une solution de compromis entre les 48 % qui se sont prononcés en faveur du "Remain" et les 52 % qui se sont prononcés en faveur du "Leave", ce qui serait proche de ce qui avait été promis aux électeurs en 2016. Ce serait mon résultat idéal. »

American Economic Association, « Cutting off support », 22 novembre 2019. Traduit par Martin Anota



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