« La seule certitude en politique aujourd’hui est celle qu’elle est incertaine. D’un point de vue britannique, il y a le jeu d’échecs apparemment sans fin autour du Brexit (…). Je suis sûr qu’il ne m’est pas nécessaire d’évoquer la situation aux Etats-Unis.

L’idée répandue est que l’incertitude politique est une mauvaise nouvelle, du moins pour l’économie. Est-ce réellement le cas ? Et si c’est le cas, pourquoi ? (…)

Les preuves empiriques tirées de la recherche menée par plusieurs économistes suggèrent que l’incertitude est en effet un frein pour l’activité économique. Nuno Limão et ses collègues ont montré que l’incertitude à propos de la politique commerciale est elle-même un genre de barrière à l’échange. Meredith Crowley et ses collègues ont constaté que les entreprises britanniques étaient moins susceptibles d’entrer sur les marchés de l’UE et plus susceptibles d’en sortir, si ces marchés étaient plus exposés au risque d’un effondrement dans les négociations du Brexit. Et Nicholas Bloom a constaté que l’incertitude, mesurée de plusieurs façons, tend à être une cause des récessions aussi bien que leur conséquence. Donc le problème est réel, mais qu’est-ce qui provoque exactement cela ?

Une théorie est qu’il y a quelque chose de profondément dérangeant à propos de l’ambigüité. En 1961, un jeune économiste prometteur appelé Daniel Ellsberg a exploré cette question dans le Quarterly Journal of Economics. (Ellsberg a ensuite acquis une plus large notoriété en devenant le lanceur d’alerte qui fit fuiter les Pentagon Papers.)

Ellsberg imagina un jeu impliquant deux urnes. Vous savez que chaque urne contient une centaine de balles et que certaines sont rouges et les autres noires. Vous savez que la première urne contient 50 balles rouges et 50 balles noires. Vous ne connaissez par contre pas la répartition entre boules noires et rouges dans la seconde urne. Imaginons que je vous propose de recevoir 100 dollars si la boule que vous tirez d’une urne est rouge. Dans quelle urne allez-vous préférer piocher, la première ou seconde ? La plupart des gens préfèrent la première. Mais les gens préfèrent aussi la première urne si on leur propose 100 dollars pour une balle noire. Ce n’est pas parce qu’ils pensent que leurs chances sont meilleures (logiquement, la première urne ne peut possiblement être un meilleur choix à la fois pour les balles rouges et pour les balles noires). C’est juste que le risque connu semble moins inconfortable que le risque ambigu. L’aversion à l’inconnu peut expliquer en partie pourquoi l’incertitude semble corroder les fondations de l’économie. Mais je pense que le principal problème est quelque chose de bien moins éthéré.

Imaginez que vous soyez un entrepreneur avec des projets et des permis pour construire, disons, une usine de recyclage de cartons à Peterborough. S’il y a une Brexit assez doux ou aucun Brexit, vous pensez qu’une grande usine serait le plus rentable. S’il y a un Brexit dur ou aucun accord, vous pensez que vous pouvez faire le maximum de profit avec une plus petite installation. Qu’allez-vous faire ?

C’est simple : vous allez attendre. Vous attendez même si voulez construire dans tous les cas une usine. Vous attendez parce que vous prendriez une meilleure décision si l’incertitude autour du Brexit disparaissait. L’incertitude fait qu’il est plus rentable de retarder l’investissement.

C’est la théorie. Qu’est-ce que les données suggèrent ? Au Royaume-Uni, l’investissement du secteur privé est remarquablement faible, alors même que le Royaume-Uni n’est pas en récession. En fait, il est difficile de trouver une époque passée où une économie britannique en croissance a été accompagnée d’un investissement aussi faible. Cette faiblesse a persisté depuis à peu près l’époque du référendum en 2016. Il est faible, aussi bien historiquement qu’en comparaison avec la situation aux Etats-Unis et en Allemagne. Peut-être que c’est une coïncidence, mais j’en doute.

Face à l’incertitude, les firmes vont préférer la flexibilité. Les économistes Benjamin Nabarro et Christian Schulz (…) ont un raisonnement intéressant. Ils suggèrent qu’au vu de l’incertitude durable autour du Brexit, ce désir de flexibilité est satisfait par l’embauche de travailleurs plutôt que par d’amples investissements en capital. C’est une manière d’accroître la production sans faire quelque chose d’irréversible. C’est une bonne nouvelle pour l’emploi et une mauvaise nouvelle pour l’investissement et la productivité.

Mon exemple de l’usine de recyclage de cartons suggérait que l’incertitude va avoir tendance à déprimer l’investissement, mais l’incertitude n’est pas toujours un obstacle de cette façon. Si le permis de construction pour cette usine de recyclage a une date d’expiration, imposant de faire quelque chose aujourd’hui ou de se résigner à ne jamais rien faire, vous allez opter pour le scénario qui vous semble le plus probable sur l’instant et construire quelque chose en fonction de ce scénario. Si l’incertitude n’était pas résolue avant 2025, vous pourriez aussi vous dire que les coûts d’un retard sont trop importants et construiriez quelque chose immédiatement.

Il y a même des situations où l’incertitude encourage les investissements exploratoires : ne sachant pas ce qui va arriver, vous allez essayer de vous assurer d’avoir pied dans chaque scénario qui vous semble possible. Par exemple, la possibilité infime que le gouvernement d’un grand pays puisse s’engager sérieusement contre le changement climatique encourage la recherche dans les technologies à faible carbone.

Toute incertitude ne déprime pas forcément l’investissement alors. Mais il y a un scénario qui risque de geler les projets de tout le monde, c’est celui-ci : une décision majeure avec de lourdes conséquences qui se trouve continuellement retardée. Si cela vous rappelle quelque chose, vous n’êtes pas le seul. »

Tim Harford, « What exactly is so bad about uncertainty, anyway? », octobre 2019. Traduit par Martin Anota



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