« Il y a une décennie, le monde sortait à peine de la pire crise économique qu'il ait connue depuis les années 1930. Les marchés financiers étaient stabilisés, mais l’économie réelle était encore dans un état lamentable, avec environ 40 millions de chômeurs en Europe et en Amérique du Nord. Malheureusement, les responsables de la politique économique des deux côtés de l’Atlantique ont passé la première moitié des années 2010 à faire exactement ce que la théorie et l’Histoire leur a dit de ne pas faire. Et cette mauvaise orientation de la politique économique a eu des conséquences durables tant au niveau économique qu’au niveau politique. En l’occurrence, l’obsession vis-à-vis des déficits entre 2010 et 2015 prépara le terrain pour la crise actuelle de la démocratie.

Pourquoi l’austérité dans une économie déprimée est-elle une mauvaise idée ? Parce qu’une économie n’est pas comme un ménage, dont le revenu et les dépenses sont deux choses séparées. Dans l’économie dans son ensemble, mes dépenses constituent votre revenu et vos dépenses constituent mon revenu. Que se passe-t-il si tout le monde essaye de réduire ses dépenses au même instant, comme ce fut le cas dans le sillage de la crise financière ? Les revenus de chacun diminuent. Donc, pour éviter la dépression, vous avez besoin que quelqu’un (à savoir le gouvernement) maintienne ou, mieux, accroisse ses dépenses, alors que tous les autres réduisent les leurs. C’est pour cela qu’en 2009 la plupart des gouvernements s’étaient engagés pour un minimum de relance budgétaire.

En 2010, cependant, le discours politique a été accaparé par des personnes insistant sur l’idée que nous devions réduire immédiatement les déficits sous peine de connaître le même sort que la Grèce, ainsi que sur l’idée que les baisses de dépenses publiques ne nuiraient pas à l’économie dans la mesure où elles nourriraient la confiance. Les fondements intellectuels pour ces affirmations ont toujours été fragiles ; la poignée d’articles académiques plaidant en faveur de l’austérité n’a pas tenu bon à un examen méticuleux. Et les événements confirmèrent rapidement la macroéconomie de base : les Etats-Unis ne sont pas devenus la Grèce et les pays qui embrassèrent une austérité brutale souffrirent de sévères contractions de l’activité économique.

Mais pourquoi le monde politique et les faiseurs d’opinion ont plaidé pour l’austérité alors qu’ils auraient dû combattre le chômage ? Une réponse, qui ne doit pas être ignorée, est que fulminer contre les malheurs des déficits publics vous fait paraître responsable, du moins aux yeux de ceux qui n’ont pas étudié la question ou qui n’ont pas assez suivi l’état de la recherche économique. C’est pourquoi je me suis souvent moqué des centristes et des grandes figures des médias qui prêchèrent en faveur de l’austérité en les qualifiant de "personnes très sérieuses" (very serious people). En effet, à ce jour, les milliardaires avec des ambitions politiques imaginent que s’alarmer à propos de la dette publique démontre leur sérieux.

En outre, l’élan pour l’austérité a toujours été impulsé en grande partie par des motifs cachés. En l’occurrence, les craintes autour de la dette ont été utilisées comme prétexte pour réduire les dépenses dans les programmes sociaux et aussi comme moyen pour réfréner les ambitions des gouvernements de centre-gauche.

Ici aux Etats-Unis, les Républicains ont passé leur temps durant les mandats d’Obama à se déclarer profondément inquiets à propos des déficits budgétaires, contraignant le pays à connaître plusieurs années de baisses de dépenses publiques qui ont freiné la reprise économique. A l’instant même où Donald Trump accéda à la Maison Blanche, toutes ces supposées inquiétudes s’évanouirent, donnant raison à tous ceux qui affirmaient depuis le début que les Républicains qui se présentaient comme des faucons anti-déficit ne croyaient pas ce qu’ils disaient.

Ce keynésianisme grossier est, par ailleurs, probablement la principale raison pour laquelle la croissance économique des Etats-Unis a été (non pas fabuleuse, mais) bonne au cours des deux dernières années, même si la baisse d’impôts de 2017 n’est absolument pas parvenue à délivrer la hausse promise de l’investissement privé : les dépenses fédérales ont augmenté à un rythme qui n’avait pas été vu depuis les premières années de la précédente décennie. Mais pourquoi est-ce que cette histoire importe-t-elle ? Après tout, aujourd’hui, les taux de chômage sont proches ou inférieurs à leurs niveaux d’avant-crise. Peut-être qu’il y a eu beaucoup de souffrances inutiles entretemps, mais ne sommes-nous pas dans une bonne situation à présent ?

Non, nous ne le sommes pas. Les années d’austérité ont laissé plusieurs cicatrices durables, en particulier au niveau politique. Il y a plusieurs explications pour la rage populiste qui déstabilise la démocratie dans le monde occidental, mais les effets pervers de l’austérité sont au début de la liste. En Europe de l’Est, les partis nationalistes sont arrivés au pouvoir après que les gouvernements de centre-gauche aient aliéné la classe laborieuse en se laissant aller aux politiques d’austérité. En Grande-Bretagne, le soutien en faveur des partis d’extrême-droite est plus fort dans les régions qui ont été les plus frappées par l’austérité budgétaire. Et aurions-nous eu Trump si plusieurs années d’austérité malavisée n’avaient pas retardé la reprise économique sous Barack Obama ?

En outre, je pense que cette manie de l’austérité a profondément endommagé la crédibilité des élites. Si les familles ordinaires ne croient plus que les élites traditionnelles sachent ce qu’elles font ou qu’elles s’inquiètent des gens comme elles, eh bien, ce qui s’est passé durant les années d’austérité suggère qu’ils ont raison. Certes, il est illusoire de s’imaginer que des gens comme Trump vont mieux servir leurs intérêts, mais il est bien plus difficile de dénoncer un arnaqueur quand vous avez vous-même passé plusieurs années à promouvoir des politiques destructrices simplement parce qu’elles semblaient sérieuses.

Bref, nous sommes dans le chaos dans lequel nous sommes en grande partie à cause de la mauvaise voie prise par les politiques il y a une décennie. »

Paul Krugman, « The legacy of destructive austerity », 30 décembre 2019. Traduit par Martin Anota



« La fée confiance ou le mythe de l’austérité expansionniste »

« Quelles ont été les répercussions de l’austérité dans le sillage de la Grande Récession ? »

« L’austérité nuit à la croissance de long terme »