« La concentration des entreprises et les marges de profits se sont accrues dans la plupart des secteurs aux Etats-Unis au cours des vingt dernières années. Le graphique 1 illustre ces tendances ainsi que les déclins de la part du travail et de l’investissement privé. Le ratio profit des entreprises après impôts sur valeur ajoutée a augmenté, passant en moyenne de 7 % au cours de la période allant de 1970 à 2002 à une moyenne de 10 % dans la période consécutive à 2002. Les entreprises avaient auparavant tendance à réinvestir environ 30 cents de chaque dollar de profit ; désormais, elles investissent seulement 20 cents pour chaque dollar de profit.

La bonne concentration versus la mauvaise concentration


Une question cruciale pour la recherche est si ces tendances reflètent un pouvoir de marché et la recherche de rentes ou bien des facteurs plus bénins, tels qu’un changement vers les actifs immatériels avec des effets de rendements d’échelle. La principale difficulté est que la relation entre la concentration et la concurrence est ambiguë.

GRAPHIQUE 1a Ratio de concentration des marchés

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La concentration et la concurrence sont positivement reliées l’une à l’autre quand les chocs touchant la concurrence ex post jouent un rôle dominant dans les données. Par exemple, une baisse des coûts de recherche complique la survie des producteurs inefficaces, les force à fusionner ou à sortir du marché et entraîne en définitive une plus forte concentration. Un creusement des écarts de productivité entre les entreprises, souvent en raison des actifs immatériels, peut jouer un rôle similaire. Si ces explications sont les bonnes, les entreprises restantes sur le marché doivent être les plus productives et la concentration doit aller main dans la main avec une forte croissance de la productivité et l’investissement immatériel.

GRAPHIQUE 1b Profits des entreprises après impôts (en % de la valeur ajoutée)

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La concentration et la concurrence sont négativement liées l’une à l’autre quand les chocs touchant les coûts d’entrée jouent un rôle dominant dans les données. Cela peut résulter des changements dans l’application de la législation antitrust, des barrières à l’entrée ou de la menace de comportements prédateurs de la part des entreprises en place. Si ces explications-là sont les bonnes, la concentration doit être négativement reliée à la productivité et à l’investissement.

GRAPHIQUE 1c Rémunérations des salariés (en % de la valeur ajoutée brute)

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Certains secteurs collent à l’hypothèse de la concentration efficace, tandis que d’autres collent à celle de la recherche de rentes. Ali Hortaçsu et Chad Syverson affirment que l’essor des hypermarchés et du e-commerce reflète les gains d’efficacité dans le secteur de la grande distribution. Le secteur du commerce de gros semble aussi coller à ce schéma. Le secteur des télécommunications, d’un autre côté, colle au schéma de la quête de rentes. Il est devenu de plus en plus concentré et Germán Gutiérrez et moi avons montré que les consommateurs américains payent aujourd’hui deux fois plus pour les services de téléphonie mobile et de haut débit que les citoyens de quasiment tous les autres pays développés. Certains secteurs de haute technologie combinent les aspects des deux types de concentration. L’une des raisons, comme Nicolas Crouzet et Janice Eberly l’affirment, est que le capital immatériel génère simultanément de forts rendements et des rentes élevées.

GRAPHIQUE 1d Investissement net (en % de l'excédent net d'exploitation)

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Au cours des vingt dernières années, la concentration négative est cependant devenue relativement plus importante aux Etats-Unis. Les récentes hausses de la concentration ont été associées à une faible croissance de la productivité et à une baisse des taux d’investissement. Les entreprises dans les secteurs où la concentration augmente s’engagent dans des fusions et acquisitions plus profitables et dépensent davantage dans le lobbying. Les profits excessifs ne sont plus annulés par la libre entrée et la rotation des meneurs de chaque secteur a diminué.

L’économie politique de la concentration


Si la "mauvaise" concentration a fini par prévaloir, nous devons comprendre pourquoi. Quelles sont les barrières à l’entrée ? Quel est le rôle respectif de la politique et de la technologie ? Il est difficile d’obtenir une réponse convaincante en regardant seulement les Etats-Unis, mais la comparaison avec d’autres régions (l’Europe en particulier) est assez éclairante. Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, les marchés américains étaient plus concurrentiels que les marchés européens. Aujourd’hui, cependant, beaucoup de marchés européens ont de moindres profits excessifs et de moindres barrières réglementaires à l’entrée. Deux secteurs américains illustrent très bien l’évolution de la concentration et des marges au cours du temps : les télécoms et le transport aérien.

Il y a vingt ans, l’accès à internet était moins cher aux Etats-Unis qu’en Europe. En 2018, le coût mensuel moyen d’un haut débit fixe est deux fois plus important aux Etats-Unis qu’en France ou en Allemagne. Le transport aérien est un autre secteur où les Etats-Unis ont reculé. La hausse de la concentration et des profits suit une vague de fusions controversées, notamment la fusion entre Delta et Northwest en 2008, celle entre United et Continental en 2010, celle entre Southwest et AirTran en 2011 ou encore celle entre American et US Airways en 2014. En Europe, au cours de la même période, la croissance des compagnies low cost a accentué la concurrence et poussé les prix à la baisse.

Les secteurs européens ne sont pas devenus moins chers et plus concurrentiels par hasard. Dans tous les cas que j’ai étudiés, il y a eu une action significative de la part des autorités, par exemple le retrait d’une barrière à l’entrée ou une action antitrust. Le secteur des télécoms français, par exemple, était en oligopole avec trois opérateurs historiques qui recouraient à un lobbying intense pour empêcher l’entrée d’un nouveau concurrent. L’oligopole fut remis en cause en 2011 lorsqu’un quatrième opérateur obtint une licence et les prix chutèrent de moitié dans les deux années suivantes.

Ces résultats sont surprenants. L’Europe, avec sa tradition de protection de champions nationaux, n’est pas le lieu où nous nous serions attendus à voir la concurrence s’intensifier. Les Etats-Unis, avec sa tradition de marchés libres, n’est pas le lieu où nous nous serions attendus à voir la concurrence refluer. Comment pouvons-nous alors expliquer ces évolutions ?

L’explication théorique pour l’Europe est en fait relativement simple. Quand les institutions du Marché unique de l’UE ont été conçues au début des années quatre-vingt-dix, les Etats-membres craignaient que chacun essaierait d’imposer son agenda domestique aux régulateurs communs. Gutiérrez et moi montrons que l’équilibre de Nash du jeu de la conception de la réglementation se déroule différemment au niveau de l’UE qu’au niveau national. Au niveau national, les politiciens jouissent de la possibilité d’influencer les régulateurs. Au niveau de l’UE, cependant, ils s’inquiètent de l’influence des autres Etats-membres. Par conséquent, les Etats-membres se sont accordés pour donner aux institutions européennes davantage d’indépendance qu’ils n’en donnent aux institutions nationales. C’est pourquoi l’Europe a fini avec la banque centrale et l’agence antitrust les plus indépendantes au monde. Au cours des vingt années suivantes, la logique du marché unique a peu à peu poussé l’Europe vers des marchés plus libres et plus concurrentiels.

Comprendre comment les marchés américains sont devenus moins concurrentiels est plus compliqué. Il y a plein d’explications possibles. Une partie de l’accroissement de la concentration s’explique par l’accroissement des rendements des actifs immatériels, comme Crouzet et Eberly l’expliquent. Le test crucial tient à la relation entre croissance de la productivité et concentration. Matias Covarrubias, Gutiérrez et moi constatons une corrélation positive entre changements de la concentration et croissance de la productivité dans les années quatre-vingt-dix. Cela suggère que la concentration était soit bénigne, soit le prix à payer pour atteindre une plus forte efficacité. Cependant, la corrélation est devenue négative dans les années deux mille, suggérant une plus forte prévalence de recherche de rentes. Malheureusement, c’est là où le manque de données (…) crée des défis empiriques. Il y a aussi des questions économétriques épineuses quand nous utilisons des données granulaires pour tester cette relation. Il faut reconnaître que nous n’avons pas de certitude ici.

Deux tendances qui sont spécifiques aux Etats-Unis dans les années deux mille nous aident à faire la lumière sur cette question. L’une est ce que Gutiérrez et moi avons qualifié d’échec de libre entrée. Quand les profits augmentent dans un secteur, de nouvelles entreprises doivent entrer dans ce dernier. Quand les profits diminuent, les firmes en place devraient sortir du marché ou se lancer dans des opérations de consolidation. La théorie économique prédit un surcroît d’entrées dans les secteurs où les valeurs boursières sont fortes relativement aux valeurs comptables, un indicateur connu sous le nom de ratio q de Tobin. Intuitivement, le q de Tobin mesure les profits attendus (tels qu’ils sont valorisés par le marché) par unité de coûts d’entrée (les valeurs comptables). Nous étudions si le nombre d’entreprises augmente dans les secteurs où le q de Tobin est élevé et diminue dans les secteurs où il est faible.

Le graphique 2 montre que la libre entrée était bien portante des années soixante aux années quatre-vingt-dix. L’élasticité positive implique, lorsque le q de Tobin médian d’un secteur augmentait, plus les entreprises entraient dans ce secteur. En l’occurrence, une hausse du q de Tobin d’une unité dans un secteur, par exemple de 1 à 2, coïncida avec une hausse du nombre d’entreprises dans ce secteur d’environ 10 % au cours des deux années suivantes. Ce qui est cohérent avec la libre entrée, les entreprises avaient tendance à entrer dans les secteurs à q élevé et à sortir des secteurs avec un faible q.

GRAPHIQUE 2 Élasticité des entrées nettes vis-à-vis du q de Tobin

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Mais ce n’est plus le cas. L’élasticité a été quasiment nulle depuis 2000. Cela remet en cause le mécanisme de rééquilibrage fondamental qui était au cœur du raisonnement que développait l’école de Chicago pour conclure qu’il ne fallait pas s’inquiéter à propos de la domination de marché par une poignée de grandes entreprises. Si la libre entrée échoue, le raisonnement du laissez-faire s'écroule.

L’autre tendance frappante aux Etats-Unis durant les années deux mille est l’essor du lobbying de la part des entreprises et des contributions au financement des campagnes. Le lobbying et la réglementation peuvent expliquer l’échec de la libre entrée si les entreprises en place les utilisent pour altérer les règles du jeu. Les entreprises en place peuvent, par exemple, influencer l’application de la législation antitrust et de la législation relative aux fusions-acquisitions aussi bien que des réglementations allant des brevets et de la protection copyright à la réglementation financière, en passant par les accords de non-concurrence, la certification professionnelle et les échappatoires fiscales. Ce qui est cohérent avec ces idées, nous constatons que l’élasticité de l’entrée des entreprises au q de Tobin a davantage diminué dans les secteurs qui ont connu les plus forts accroissements de lobbying et de réglementations.

L’échec de la libre entrée a des implications négatives pour la productivité, l’égalité et le bien-être en général. Si le capital reste piégé dans les secteurs déclinants et n'est pas alloué vers les secteurs prometteurs, l’économie en souffre : la croissance de la productivité est faible, les salaires stagnent et les niveaux de vie peinent à s’améliorer. »

Thomas Philippon, « The economics and politics of market concentration », in NBER Reporter, n° 2019:4. Traduit par Martin Anota



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