« Robert Solow, un lauréat du prix d’économie de la Banque de Suède en mémoire de Nobel, a déclaré avoir longtemps été "ennuyé" par le fait que la plupart des gens, même les gens instruits, "n’ont pas une idée claire de ce qu’est la science économique et de ce que font les économistes".

Solow est né à Brooklyn en 1924, dans ce qu’il qualifié de "famille des couches inférieures des classes moyennes", et il a vécu son enfance durant la Grande Dépression. Bien que son père ait toujours eu un emploi, Solow note qu’à l’âge de huit ans il prit conscience que ses parents s’inquiétaient continuellement, "et leurs inquiétudes étaient purement économiques : qu’allait-il se passer ? pourraient-ils continuer de joindre les deux bouts ?". Cette prise de conscience a façonné sa pensée tout au long de sa vie. Il a gagné une bourse pour étudier à Harvard à 16 ans et commença une carrière universitaire qui le verrait atteindre le sommet de la discipline, en gagnant le Nobel en 1987 pour sa contribution à la théorie de la croissance économique. Pourtant malgré une telle reconnaissance, Solow, qui a maintenant 95 ans, sent que son sujet est désespérément resté opaque aux yeux du grand public.

Puis, il y a quelques années, il s’est retrouvé assis aux côtés de la photographe Mariana Cook lors d’un dîner organisé par l’un de ses amis. Cook venait d’achever le projet de photographier 92 mathématiciens, incluant aussi bien des gagnants de la médaille Fields que des jeunes prometteurs au début de leur carrière. Solow lui suggéra de s’embarquer dans une série similaire de portraits, mais cette fois-ci d’économistes, et Cook fut emballée par l’idée. Dans l’introduction du livre qui en résulta, livre qui contient 90 portraits en noir et blanc pris par Cook au cours de ces trois années, Solow écrit : "Ma simple suggestion est devenue réalité et je me suis retrouvé à m’y impliquer de plusieurs façons. Naturellement, je me suis posé la question suivante : est-ce que faire un livre de portraits d’économistes universitaires est une chose utile ou raisonnable ou même saine à faire ?"

C’est une bonne question. La science économique reste une discipline déroutante. Elle est souvent perçue comme étant purement l’étude de l’argent. (Pas pour tout le monde : en effet, certains critiques se plaignent que les économistes ne s’intéressent pas autant à l’argent qu’ils le devraient.) Elle est facilement caricaturée comme étant excessivement mathématisée, remplie d’hypothèses absurdement irréalistes, élitiste et corrompue par sa proximité avec les entreprises et le monde de la finance. Et, comme avec n’importe quelle caricature, il y a une certaine vérité derrière chacune de ces accusations.

Donc, qu’est-ce que la science économique ? Alfred Marshall commence Les Principes de l’économie, le livre qu'il a publié en 1890 et qui eut une influence durable sur la discipline, par la définition suivante : "l’économie politique ou science économique est une étude de l’humanité dans les affaires ordinaires de la vie ; elle examine cette part de l’action individuelle et social qui est essentiellement consacrée à atteindre et à utiliser les conditions matérielles du bien-être". "Les affaires ordinaires de la vie" : ce n’est pas une mauvaise définition, même aujourd’hui. Mais la science économique a changé depuis l’époque de Marshall. Ce qu’étudie l’économie a changé, ainsi que la façon par laquelle elle étudie et même ceux qui font de l’économie.

Commençons avec l’objet de l’économie. Il peut sembler évident que les économistes doivent en rester à l’étude de l’économie, c’est-à-dire de la production et la consommation de biens et services qui sont échangés sur un marché ou pourraient l’être. Ils ne se sont jamais contentés de cela : Thomas Robert Malthus était un environnementaliste et une source inspiration pour Charles Darwin ; John Stuart Mill était philosophe ; John Maynard Keynes était intellectuellement débauché.

Mais ce fut Gary Becker et ses disciples qui ont systématiquement appliqué les outils méthodologiques de la science économique pour des questions sociales telles que la discrimination raciale, la famille et l’addiction. Certaines des idées que Becker a promues (notamment l’usage de l’éducation pour améliorer le "capital humain") devinrent si orthodoxes qu’elles sont devenues un cliché. D’autres restent controversées. Mais personne n’a été troublé quand l’économiste Emily Oster a publié des livres de conseil sur la grossesse et la maternité, quand Steven "Freakonomics" Levitt explique à quel instant il faut commettre un hold-up dans une banque ou même quand le Financial Times publie une colonne en utilisant l’économie pour donner des conseils sur la drague et la convenance. L’impérialisme économique est promis à rester.

La façon de faire de l’économie a aussi changé. Il y a vingt ans, l’économiste Ed Lazear a publié un article, "Economic imperialism", qui se focalisait tout particulièrement sur Becker. Lazear y affirmait que l’impérialisme économique avait été une réussite parce que "la science économique possède trois caractéristiques qui la distinguent des autres sciences sociales. Les économistes utilisent la figure d’individus rationnels qui adoptent un comportement maximisateur. Les modèles économiques donnent une énorme importance à l’équilibre et en font un point essentiel de toute théorie. Finalement, une focalisation sur l’efficience amène les économistes à se poser des questions que les autres sciences sociales ignorent".

C’est, je pense, un bon résumé de l’état de la situation en 1999. Mais deux décennies après, la science économique n’est plus autant collée à l’hypothèse de rationalité. Comme le montrent les prix Nobel d’économie pour l’économie comportementale qui ont récompensé Daniel Kahneman (2002), Robert Shiller (2013) et Richard Thaler (2017), il est à présent tout à fait acceptable de publier des études d’économie présentant un point de vue alternatif de la prise de décision humaine. Ce n’est pas le seul changement dans la boîte à outils de la science économique. Le premier essai clinique aléatoire moderne a été réalisé par un homme formé en science économique, Austin Bradford Hill, à la fin des années quarante, mais la méthodologie ne s’est pas généralisée en science économique avant le vingt-et-unième siècle. Les "randomistas", en premier lieu les lauréats du Nobel de 2019 Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer, ont mis les résultats expérimentaux sur le devant de la scène ; les considérations que Lazear a soulignées ne sont pas oubliées, mais elles sont mises de côté.

D’autres économistes élargissent les outils de la science économique en tirant avantage de larges bases de données. C’est notamment le cas de Susan Athey, la première femme à avoir gagné la médaille John Bates Clark, et Raj Chetty, qui a gagné ce prix à l’âge de 33 ans. Parmi les sources de cette ruée aux données, il y a le trafic internet, les métadonnées des portables, l’imagerie satellitaire et l’explosion de bases de données administratives utilisées par de grandes organisations pour mener leur activité.

Si la façon de faire de l’économie change rapidement, les économistes en tant que tels changent peu. Les économistes étaient pour l’essentiel des hommes blancs. A présent, ils sont blancs ou asiatiques, mais toujours des hommes. Bien sûr, il y a quelques exceptions spectaculaires : en 2005, quand j’ai commencé à écrire ma colonne pour le Financial Times, aucune femme n’avait alors reçu le prix Nobel d’économie ; il y en a à présent deux. Chose encore plus déroutante, étant donné que la récompense est destinée aux plus jeunes chercheurs, aucune femme n’avait obtenu la médaille John Bates Clark il y a vingt ans. Il y en a maintenant quatre, ce qui est un progrès. Des femmes comme Elinor Ostrom, Claudia Goldin et Janet Yellen ont atteint les sommets de la profession, comme le fit Alice Rivlin.

Mais la science économique manque toujours de la diversité dont elle a besoin pour exploiter tout son potentiel. (…) Une étude publiée en 2014, intitulée "Women in academic science", conclut que les différentes disciplines universitaires ont gagné en parité, mais que la science économique constituait une exception. Nous devons faire mieux.

La science économique est une discipline controversée et cela ne risque guère de changer. Alors que les universitaires des sciences naturelles ne quittent qu’occasionnellement leur terrain pour s’enfoncer en territoire politique, comme dans le domaine du changement climatique et de la vaccination, la plupart des choses qu’étudient les économistes, des inégalités à l’immigration en passant par le commerce international et l’imposition, sont des thèmes récurrents du champ de bataille politique.

Pourtant, certains d’entre nous font de leur mieux et nous sommes tous des êtres humains, comme ces portraits le montrent. C’est une bonne chose de le rappeler.

Tim Harford, « The changing face of economics ». Traduit par Martin Anota