« (…) Une banque promet à ses clients un accès immédiat à la liquidité. Les déposants peuvent retrouver leurs fonds à leur valeur faciale quand ils le désirent : premier arrivé, premier servi. D’autres créanciers de court terme peuvent faire la même chose, mais plus ou moins rapidement, en ne reconduisant pas leurs prêts. Et les ménages et entreprises qui payent des frais pour un engagement de crédit peuvent emprunter quand ils le veulent.

Pour les banques qui détiennent des actifs illiquides (comme la Bailey Brothers’ Building and Loan du film classique de Frank Capra), ces promesses de liquidité à la demande sont la source clé de la vulnérabilité. La même chose s’applique pour d’autres institutions bancaires (les banques de facto ou les institutions du système bancaire parallèle, les shadow banks) qui fournissent des services similaires à ceux que proposent les banques traditionnelles, en utilisant leurs bilans pour transformer des actifs illiquides, à longue échéance et risqués en actifs liquides, de courte échéance et peu risqués.

Une ruée bancaire (bank run) survient quand tous les déposants désirent réaliser un large volume de retraits simultanément. Une banque qui ne peut honorer cette soudaine demande fait faillite. Même les banques solvables (celles dont les actifs ont une valeur supérieure à celle de leurs dette) font faillite si elles ne peuvent convertir leurs actifs en liquidité assez rapidement (et avec peu de pertes) pour satisfaire les demandes des clients.

Une panique bancaire (banking panic) est le pluriel d’une ruée bancaire : quand les clients se ruent à de multiples banques. Nous qualifions de contagion la diffusion des ruées d’une banque à d’autres ; c’est le même terme qui est utilisé pour décrire la propagation d’un pathogène biologique.

L’histoire moderne des ruées et paniques bancaires commence au dix-septième siècle et s’étend jusqu’à aujourd’hui (…). Aucun pays n’y est immunisé : même les pays développés avec des systèmes financiers sophistiqués connaissent des crises bancaires (voir Laeven et Valencia). Surtout, ces perturbations sont typiquement associées à certaines des plus fortes contractions de l’activité économique enregistrées en temps de paix.

GRAPHIQUE Pertes en production occasionnées par les plus graves crises bancaires dans les pays développés depuis 1970 (en % du PIB potentiel)

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source : Laeven et Valencia

Dans ce billet, nous caractérisons les sources des paniques et ruées bancaires, puis les outils dont nous disposons pour les prévenir ou les atténuer.

La théorie des ruées et paniques bancaires


La théorie moderne des ruées bancaires trouve son origine dans le modèle de Diamond et Dybvig. Dans ce dernier, la fragilité d’une banque vient directement des services de liquidité qu’elle fournit. Alors qu’elle détient des actifs illiquides, la banque offre aux déposants averses au risque de l’immédiateté : en l’occurrence, les déposants peuvent faire des retraits à la valeur faciale à la demande à n’importe quel moment. La banque est solvable (la valeur de ses actifs dépasse celle de ses dettes), mais elle est illiquide parce qu’elle ne peut pas convertir ses actifs immédiatement en liquidité sans connaître d’importantes pertes. Dans ce cadre, (…) ceux qui se ruent en premier aux guichets de la banque sont remboursés en totalité, alors que ceux qui patientent (ou ne vont pas assez rapidement à la banque) peuvent ne rien recevoir.

Dans le modèle Diamond-Dybvig, les ruées bancaires reflètent le déplacement d’un bon équilibre, où personne ne panique et où les retraits surviennent aléatoirement au cours du temps, à un mauvais équilibre, où les déposants impatients essayent tous de faire des retraits simultanément. Le bon équilibre, où chacun a confiance envers la banque, est fragile, tout comme ce fut le cas avec la Building and Loan de George Bailey. Cela signifie que les ruées bancaires sont autoréalisatrices : quand certains déposants croient que les autres vont se ruer à la banque, ils ont une incitation à se ruer en premier à celle-ci. Comme Doug Diamond l'a ensuite dit, "même les tâches solaires (sunspots) peuvent provoquer des ruées bancaires si tout le monde croit qu’elles le font".

En pratique, cependant, les tâches solaires ne provoquent généralement pas de ruées bancaires (…). En fait, ces dernières surviennent plutôt quand quelque chose survient et suscite un doute quant à la valeur des actifs de la banque. Dans l’ère de l’activité bancaire nationale des Etats-Unis (de 1863 à 1913), les ruées bancaires coïncidaient typiquement avec le pic des cycles d’affaires quand, en se tournant vers l’avenir, les créanciers des banques pouvaient anticiper une hausse des défauts de remboursement des emprunteurs (voir par exemple Gorton). Et des chocs dramatiques avec un impact économique significatif entraînaient une détérioration rapide des anticipations. Bruner et Carr attribuent les origines de la panique américaine de 1907 à l’effondrement de la liquidité provoqué par le séisme de San Francisco de 1906.

Dans le modèle Diamond-Dybvig, la seule incertitude à propos de la valeur des actifs de la banque est s’il va y avoir une ruée bancaire. Dans leur cadre stylisé, la panique elle-même force les banques à liquider en catastrophe leurs actifs à prix bradés, en donnant aux déposants une incitation à se ruer aux guichets. Dans un cadre plus réaliste, la difficulté que les créanciers ont pour observer la valeur des actifs de la banque rend la banque vulnérable aux ruées bancaires, une difficulté qui s’intensifie dans le sillage d’un large choc.

Ce problème de l’"attribut caché" (hidden attribute), dans lequel un prêteur ne peut observer sans coûts la solvabilité d’un emprunteur, est un aspect classique de la sélection adverse (…). En ne connaissant pas la valeur des actifs d’une banque après un choc, les déposants se posent des questions sur sa solvabilité. Ils peuvent aussi s’inquiéter à l’idée que la banque puisse être à peine solvable, avec seulement un petit tampon en fonds propres pour absorber les pertes d’une vente forcée d’actifs (ou un nouveau choc). Plus ce tampon est perçu comme faible, plus l’incitation à se ruer aux guichets est forte. (...)

Sans surprise, c’est en raison de l'antisélection que les ruées bancaires déclenchent des paniques bancaires. Quand les déposants d’une banque sont les témoins d’une ruée bancaire dans une autre banque, ils se posent naturellement des questions sur la solvabilité de la première. Ils ne peuvent être sûrs de celle-ci parce que leur banque est comme une boîte noire : ils ne peuvent observer sans coûts la valeur de ses actifs. En d’autres termes, les nouvelles à propos d’une ruée bancaire amène chacun à prendre conscience qu’il peut y avoir d’autres "lemons" parmi les banques.

Surtout, les déposants n’ont pas besoin de croire que leur banque est insolvable pour se ruer aux guichets. Il suffit qu’ils craignent qu’il n’y ait pas assez de fonds propres pour absorber les pertes résultant de la vente d’actifs en catastrophe provoquée par une ruée bancaire. Cette crainte va être bien plus forte si le système bancaire dans son ensemble est perçu comme sous-capitalisé. Dans ce cadre, un cercle vicieux peut apparaître : les ruées bancaires amènent les banques à vendre leurs actifs en catastrophe, ce qui aggrave les pertes en capital et accroître la vulnérabilité du système bancaire aux chocs. Pour maintenir la résilience des banques face à une telle incertitude, il est nécessaire qu’il y ait un minimum (…) de financement par voie de fonds propres.

Comme la contagion biologique, la contagion financière survient d’une "exposition commune" à un choc. Cependant, à la différence de la contagion biologique, qui résulte typiquement d’une transmission directe, la contagion financière n’a pas besoin de prendre la forme d’une série de défauts en cascade survenant d’une exposition à une contrepartie spécifique en faillite. Il peut y avoir un choc commun (comme un plongeon généralisé des prix d’actifs) qui suscite des doutes quant à la valeur des actifs de plusieurs banques. Le choc rend celles-ci collectivement vulnérables, entraînant une hausse du coût du financement et déclenchant des ventes forcées d’actifs. Une autre différence est que la propagation d’une maladie prend du temps dans la mesure où elle requiert habituellement une période d’incubation. La contagion financière peut survenir extrêmement rapidement.

Comment prévenir et atténuer les ruées et paniques bancaires


Le premier objectif d’un filet de sécurité financier public est d’empêcher qu’une ruée bancaire survienne ou s’aggrave. La première composante du filet de sécurité est le prêteur en dernier ressort. Comme l’indiquait Bagehot au dix-neuvième siècle, un système financier moderne a besoin d’une banque centrale prête à prêter sans limites aux entreprises solvables en contrepartie d’un bon collatéral fourni à un taux de pénalité. Les concepteurs de la Réserve fédérale fondaient le mandat originel du système sur ce principe : l’offre d’une monnaie élastique face aux perturbations financières. A condition que les banques soient bien capitalisées, l’existence d’un prêteur en dernier ressort crédible prévient les ruées bancaires.

La deuxième composante du filet de sécurité est une garantie publique. Les garanties publiques rendent les passifs bancaires insensibles aux informations : les nouvelles relatives à la performance des actifs d’une bancaire n’altèrent pas l’attractivité de la détention des passifs de cette dernière. A moins que les déposants doutent de la volonté ou de la capacité du gouvernement à payer, il n’y a pas d’incitation à se ruer aux guichets. Et, même si une banque faisait faillite, il n’y aurait pas d’incitation à se ruer aux guichets d’une autre banque. Les garanties crédibles empêchent les paniques bancaires.

L’assurance-dépôts (qui trouve son origine aux Etats-Unis avec la Federal Deposit Insurance Corporation et qui existe à présent dans près de 150 pays) est la forme la plus commune que prend cette garantie publique. Les gouvernements peuvent aussi garantir d’autres passifs bancaires, comme le faisait le FDIC en 2008 avec son Temporary Liquidity Guarantee Program. (...) »

Stephen Cecchetti et Kermit Schoenholtz, « Bank runs and panics: A primer », in Money & Banking (blog), 2 mars 2020. Traduit par Martin Anota



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