« Si vous êtes un être humain normal s'apprêtant à lire ce billet, je tiens à vous prévenir : bien qu’il ne soit pas non plus très technique, il est destiné à une audience restreinte et plusieurs passages ne sont pas tout à fait en français. De plus, il a une pertinence limitée en termes de politique économique, dans la mesure où l’administration Trump ne considèrera jamais l’idée d’adopter la politique que je suggère et même une administration Biden aurait probablement du mal à aller à emprunter la voie que je propose. Oh, et je ne pense pas que ce soit très différent de ce que Larry Summers dit, mais je pense que cela aiderait à mettre des chiffres à ce que j’ai en tête et à ce que je crois qu’il a en tête.

Bon, si vous êtes toujours avec moi : je propose ici à ce que les prochains Président et Congrès des Etats-Unis dépensent de façon permanente un surcroît de 2 % du PIB dans l’investissement public (défini dans un sens large, c'est-à-dire dans les infrastructures bien sûr, mais aussi des choses comme la recherche-développement et le développement des enfants) en recourant à l'emprunt.

Le point de départ pour mon raisonnement est la chute impressionnante des taux d’intérêt au cours des dernières semaines. Ils atteignaient déjà un niveau historiquement faible il y a un an, mais à l’instant où j’écris le taux à dix ans s’élevait à seulement 0,76 %. C’est moins que les taux sur la dette japonaise au cours de la Décennie perdue :

GRAPHIQUE Taux des obligations publiques à 10 ans du Japon (en %)

FRED__taux_obligations_publiques_Japon_a_10_ans.png

Ce que cela nous dit, c’est que le marché obligataire ne se contente pas de prendre en compte une récession mondiale provoquée par le coronavirus, mais qu’il s’attend aussi à ce que le taux des fonds fédéraux soit proche de zéro pendant une longue période. Le marché voit un avenir de stagnation séculaire, dans lequel l’économie est piégée dans une trappe à liquidité, c’est-à-dire une situation dans laquelle la politique monétaire perd l’essentiel de sa marge de manœuvre une grande partie du temps, voire l’essentiel du temps. Nous avons été dans une trappe à liquidité pendant huit ans au cours des douze dernières années ; le marché semble maintenant croire que quelque chose comme cela constitue une nouvelle norme.

La politique monétaire conventionnelle ne fonctionne pas dans une trappe à liquidité, mais la politique budgétaire est hautement efficace. Le problème est que le genre de politique budgétaire qui s’avère le plus efficace (un investissement public qui tire profit des taux faibles taux d’intérêt et renforce l’économie à long terme) est difficile à adopter à brève échéance. C’est pourquoi les propositions actuelles de relance budgétaire, comme celle avancée par Jason Furman, passent essentiellement par les revenus de transfert ; une bonne idée au vu des contraintes, mais une mauvaise idée au vu de l’opportunité donnée pour investir dans l’avenir.

Voici ma suggestion. Pourquoi ne pas mettre en place indéfiniment une relance centrée sur l’investissement public ? Cela permettrait d’absorber les chocs négatifs qui toucheraient l’économie. Cela ne serait peut-être pas nécessaire pour atteindre le plein emploi en bonne conjoncture, mais cela ne nuirait pas non plus, au vue de la faiblesse des taux d’intérêt et des besoins en investissement public.

Mais, vous vous dites, que se passerait-il avec la dette publique ? Eh bien, c’est là où l’arithmétique de la dette publique dans une ère de faibles taux d’intérêt devient cruciale pour comprendre. Considérons une économie stylisée que nous appellerions "Etats-Unis". Cette économie présente une dette publique équivalente à 100 % de son PIB. Elle peut s’attendre, en moyenne, à connaître une croissance du PIB nominal de 4 % par an, à moitié réelle, à moitié due à l’inflation. Elle peut aussi s’attendre, en moyenne, à payer un taux d’intérêt de 2 % sur sa dette publique. Les véritables chiffres peuvent ne pas exactement coller à mon exemple ; aujourd’hui, les perspectives de croissance sont peut-être un peu plus sombres, mais les taux d’intérêt sont bien plus faibles. Mais je pense que les chiffres sont assez proches pour que mon exemple tienne.

A long terme, la politique budgétaire est soutenable si elle stabilise le ratio dette publique sur PIB. Parce que les taux d’intérêt sont inférieurs au taux de croissance, notre économie hypothétique peut en fait stabiliser le ratio d’endettement public, tout en générant des déficits primaires persistants (des déficits qui n’incluent pas les paiements d’intérêts). Soit d le ratio dette publique sur PIB, b le solde primaire en pourcentage du PIB, r le taux d’intérêt et g le taux de croissance du PIB. Alors, l’équation pour la dynamique de l’endettement public (j’avais prévenu que tout ne serait pas en français !) sera

variation de d = -b + (r – g).d

Donc, dans mon cas hypothétique où d = 1 (la dette représente 100 % du PIB), le ratio d’endettement public peut être stabilisé, tout en générant un déficit primaire de 2 % du PIB. Remettez les paiements d’intérêt et cela se traduit par un déficit global de 4 % du PIB. Le déficit budgétaire des Etats-Unis est actuellement un peu plus élevé que cela, mais nous pourrions revenir à cette gamme en annulant les cadeaux fiscaux de Trump aux entreprises, que celles-ci n’utilisent de toute façon pas pour investir.

Maintenant, introduisons un programme d’investissement public de 2 % du PIB (…). Le ratio d’endettement public va alors commencer à augmenter, mais non sans limite. Si rien d’autre ne change, d devrait finir par se stabiliser à 2 : la dette publique représenterait au final 200 % du PIB. C’est énorme, n’est-ce pas ? Ne me parlez pas du fardeau des paiements d’intérêt sur la dette. Il est déjà pris en compte dans mon calcul. Peut-être que nous pourrions avoir une crise de la dette publique, mais le Japon a beau avoir une dette publique équivalente à plus de 200 % de son PIB, il ne connaît pourtant toujours pas de crise de la dette souveraine. En outre, "au final" pourrait survenir à très long terme. Cette petite équation de dynamique de la dette a un taux de convergence de 0,02, donc une demi-vie de 35 ans. En d’autres termes, mon plan de relance permanente accroîtrait le ratio dette publique sur PIB de seulement 150 % d’ici l’année 2055. C’est le niveau que la dette du Royaume-Uni a dépassé pendant l’essentiel de l’Histoire moderne :

GRAPHIQUE Dette publique du Royaume-Uni (en %)

FMI__dette_publique_Royaume-Uni.png

Certes, il y a une objection valide à mon raisonnement : j’ai implicitement supposé qu’une relance budgétaire permanente n’accroîtrait pas le taux d’intérêt et ce n’est pas une hypothèse sûre. Les épisodes où les taux butent sur la borne inférieure zéro seraient probablement moins fréquents et plus courts qu’ils ne l’auraient été sinon. En outre, la banque centrale relèverait probablement davantage ses taux qu’elle ne l’aurait fait sinon durant les périodes où l’économie n’est pas piégée dans une trappe à liquidité.

Mais il y aurait aussi des facteurs compensateurs. Premièrement, quand l’économie est dans une trappe à liquidité, ce qui semble à présent probable pour une grande partie du temps, un supplément d’investissement public aura un effet multiplicateur, en poussant le PIB au-delà du niveau qu’il aurait atteint sinon. Si l’on se base sur l’expérience de la dernière décennie, le multiplicateur devrait être autour de 1,5, ce qui signifie un PIB supérieur de 3 % en mauvaise conjoncture et un supplément significatif de recettes fiscales généré par ce gain de PIB. Une relance budgétaire permanente ne s’autofinancerait pas totalement, mais elle le ferait en partie.

Deuxièmement, si l’investissement est productif, cela accroît la capacité productive de l’économie à long terme. C’est évidemment vrai pour les infrastructures physiques et la recherche-développement, mais il y a aussi des preuves empiriques robustes qui suggèrent que les programmes de protection sociale pour les enfants font d’eux des adultes en meilleure santé, plus productifs, ce qui contribue aussi à compenser leur coût budgétaire direct.

Enfin, il y a des preuves empiriques robustes suggérant que des effets d’hystérèse sont à l’œuvre : les contractions temporaires de l’activité dépriment de façon permanente ou semi-permanente la production future. A nouveau, en empêchant ces effets d’hystérèse de se manifester, une relance budgétaire soutenue s’autofinancerait en partie.

Liez toutes ces choses et elles auront probablement plus de poids que tout effet budgétaire dû à la relance poussant les taux d’intérêt à la hausse.

Parce qu’une crise de la dette publique ne semble pas du tout imminente, nous allons avoir beaucoup de temps pour reconsidérer si l’arithmétique des dépenses en infrastructures ne se révèle pas aussi favorable que je le pense. Si la stagnation séculaire apparaît à un moment ou à un autre un problème lointain (disons, durant le second mandat d’Alexandria Ocasio-Cortez à la tête de la Maison Blanche), nous pourrons alors reconsidérer la relance permanente.

En attendant, il y a cependant de bonnes raisons pour mettre en place un programme soutenu et productif de relance le plus tôt possible, au lieu de s’acharner à ne proposer que des mesures de court terme chaque fois que les choses tournent mal. Parce que tout ce que nous voyons à présent suggère que les choses devraient très fréquemment mal tourner. »

Paul Krugman, « The case for permanent stimulus », 7 mars 2020. Traduit par Martin Anota



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