« La pandémie du coronavirus a déclenché une combinaison de chocs d’offre et de demande négatifs d’une intensité sans précédent. Ces deux chocs ont un impact significatif sur la production de biens et de services et, dans la mesure où le revenu de chacun dépend en définitive de la production, les revenus des ménages chutent rapidement. Avec plusieurs économies déjà dans une spirale baissière et s’enfonçant dans la récession, le danger est que cette dernière devienne une crise autoentretenue qui ne cesserait de prendre de l’ampleur.

Les deux chocs d’offre et de demande jumeaux sont susceptibles de déclencher plusieurs "effets domino". Les entreprises avec des coûts fixes importants qui souffrent d’une chute soudaine du revenu vont rapidement rencontrer des difficultés financières ou même faire faillite. Quand cela se produit, les banques et les autres entités qui leur auront prêté de l’argent verront leurs propres difficultés s’accentuer. C’est pourquoi les chocs économiques massifs conduisent souvent à des crises bancaires.

Mais la chute des dominos ne s’arrête pas là. Les gouvernements font eux aussi face à des dangers budgétaires quand ils interviennent pour atténuer la crise. Dans le cas de l’actuelle pandémie, les gouvernements nationaux vont devoir sauver les entreprises de la banqueroute en leur apportant un soutien financier et des subventions, aider les travailleurs en finançant des dispositifs de chômage temporaire et peut-être venir à la rescousse de grandes banques. Pire, tout cela se fera au moment même où les recettes fiscales déclinent, ce qui signifie que les déficits publics et les niveaux de dette publique vont exploser.

Nous avons vu ces effets domino à l’œuvre durant la crise financière de 2007-2008. La différence aujourd’hui est que le choc initial n’a pas commencé sur les marchés financiers avant de contaminer l’économie réelle. En fait, les chocs d’aujourd’hui ont émergé au sein de l’économie réelle et ont ensuite gagné les marchés financiers. Mais, comme par le passé, cette crise demande des mesures urgentes pour mettre plus d’espace entre les dominos qui tombent. Vous pouvez y voir l'équivalent macroéconomique de la "distanciation sociale".

A quoi ressemblera-t-elle en pratique ? Premièrement, les gouvernements nationaux doivent intervenir massivement pour fournir un soutien financier aux firmes en détresse et aux ménages dont les revenus sont menacés. La plupart des gouvernements européens semblent déjà s’apprêter à le faire. Le problème est que ces expansions budgétaires massives par les Etats-membres de la zone euro pourraient s’avérer risquées. Il est donc crucial que la Banque Centrale Européenne intervienne pour empêcher le dernier domino, c’est-à-dire les gouvernements des Etats-membres, de chuter.

Parce qu’ils n’ont pas d’autre choix que de soutenir les entreprises au bord de la faillite, les banques illiquides et les ménages en difficulté, les gouvernements nationaux peuvent basculer en territoire dangereux. Plus leur dette augmente, plus le risque que les détenteurs de leurs obligations paniquent augmente, comme nous l’avions vu lors de la crise de la dette souveraine de 2010-2012. Et les pays qui connaissent la plus forte hausse de la dette publique en conséquence de la "coronacrise", en l’occurrence l’Italie, l’Espagne et la France, font partie des quatre plus grandes économies de la zone euro.

Pour écarter le risque d’une panique sur les marchés obligataires, la BCE doit se préparer à acheter les obligations des gouvernements en détresse. Durant la crise de 2012, la BCE a préparé le terrain pour une telle réponse avec son programme OMT. Mais au début du mois de mars, la présidente de la BCE Christine Lagarde a semblé suggérer que la banque centrale ne viendrait pas à la rescousse des Etats-membres endettés, avant de revenir sur ses propos quelques jours plus tard. Etant donné que sa déclaration initiale avait été saluée par Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, nous pouvons douter de la volonté de la BCE à offrir un soutien direct aux gouvernements nationaux.

Certes, la BCE a promis de servir de prêteur en dernier ressort pour les banques européennes et elle a réactivé son programme d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), via lequel elle va acheter des obligations publiques additionnelles sur les marchés secondaires. Mais l’assouplissement quantitatif a beau un peu soulager les gouvernements nationaux, il ne va pas suffire. La BCE doit aller plus loin, en se préparant à acheter des obligations sur les marchés primaires, c’est-à-dire en émettant de la monnaie pour financer les déficits budgétaires des Etats-membres durant la crise.

Si la BCE s’engage dans le financement monétaire des déficits budgétaires des Etats-membres, elle sera certainement rejointe par d’autres banques centrales autour du monde. La vertu d’une telle approche est qu’elle épargne les gouvernements nationaux d’émettre une nouvelle dette. Parce que toute la nouvelle dette serait monétarisée, la crise n’accroîtrait pas les ratios dette publique sur PIB. Pour les pays qui souffriront le plus de la pandémie, la menace d’une panique sur les marchés obligataires sera supprimée de l’équation.

Certes, on peut soulever plusieurs objections à cette proposition. Sur le plan juridique, le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) interdit à la BCE de s’engager dans le financement monétaire des déficits budgétaires nationaux. Mais les juristes de la BCE, avec leur ingéniosité illimitée, peuvent sûrement trouver une manière de contourner cette restriction. Après tout, l’avenir de la zone euro en dépend.

On peut aussi invoquer le risque que le financement monétaire produise de l’inflation. Mais dans les circonstances actuelles, il n’y a simplement pas de chance qu’il y ait de l’inflation. L’Europe fait plutôt face au risque d’une spirale déflationniste. Le financement monétaire permettrait de réduire cette tendance. Dès lors que la dynamique déflationniste sera stoppée, la BCE pourra mettre un terme à son financement monétaire.

Tôt ou tard, la BCE devra accepter que le financement monétaire en soutien aux dépenses déficitaires des Etats-membres est une nécessité non seulement pour atténuer la crise du COVID-19, mais aussi pour empêcher qu’un cycle déflationniste baissier fasse éclater la zone euro. C’est le moment de sortir des sentiers battus. »

Paul De Grauwe, « The ECB must finance COVID-19 deficits », 18 mars 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Faut-il s’inquiéter de la hausse de la dette publique ? »

« La crise européenne de la dette souveraine a-t-elle été auto-réalisatrice ? »

« Dans la tête des juges de Karlsruhe (ou comment l'Allemagne a paralysé la BCE) »