« En réponse à la crise sanitaire, d’extraordinaires opérations sont en cours dans la plupart des pays. Des plans de soutien budgétaires exceptionnellement larges, souvent illimités ont été lancés et ils sont combinés avec des achats d’obligations publiques d’une ampleur également exceptionnelle. Au Royaume-Uni, le Trésor et la Banque d’Angleterre viennent d’annoncer la réactivation temporaire d’un dispositif qui permet à la banque centrale de financer directement les dépenses publiques.

Ces développements ont suscité la crainte qu’une monétisation à grande échelle se traduise par un épisode de forte inflation. Pourtant, d’autres commentateurs aimeraient que les banques centrales en fassent même plus et s’embarquent dans une forme de "monnaie hélicoptère" (par exemple, Jordi Galí, 2020).

Cette tribune vise à clarifier un débat qui nous semble confus. Commençons par la partie facile. A travers le monde, les gouvernements canalisent des fonds vers les entreprises et les ménages pour les protéger des retombées de la contraction économique. D’une certaine façon, ils font ce que les partisans de la monnaie-hélicoptère demandent, mais d’une façon bien plus ciblée que ne pourraient le faire les banques centrales. Par conséquent (et en raison de la chute des recettes fiscales), les déficits budgétaires explosent. Au même instant, les banques centrales ont initié de nouveaux programmes d’achats d’obligations publiques à grande échelle. La question n’est plus de savoir si les institutions vont s’embarquer dans des transferts directs, comme le demandent les partisans de la monnaie-hélicoptère, mais si nous voyons l’équivalent (à savoir une monétisation à grande échelle des déficits publics) et, dans ce cas, quelles implications cela pourrait-il avoir à l’avenir.

Qu’est-ce que la monétisation ?


La monétisation est un concept ambigu. Evidemment, tous les achats d’obligations publiques par les banques centrales ne peuvent être qualifiés de tels. Aux Etats-Unis, la Réserve fédérale achète et vend des obligations publiques tout le temps, et ce afin d’atteindre un taux d’intérêt cohérent avec son mandat de faible inflation et de plein emploi. Dans la zone euro, le modus operandi traditionnel de la BCE consistait à prendre en pension les obligations publiques, ce qui affecte également l’équilibre du marché. L’influence des banques centrales sur le marché des obligations publiques a été amplifiée depuis qu’elles se sont embarquées dans l’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Leur objectif était d’élargir l’ensemble des taux d’intérêts qu’elles sont capables d’influencer et par conséquent d’aplatir la courbe des rendements, même quand le taux directeur est à zéro, voire en territoire négatif. Des achats amples et durables d’obligations publiques font désormais partie intégrante de la boîte à outils des banques centrales, et ce indépendamment de l’orientation de la politique budgétaire.

Donc, les craintes ne peuvent concerner le principe même de l’achat d’obligations publiques par les banques centrales. Ce que certains craignent, c’est que les banques centrales achètent trop d’obligations publiques et qu’elles le fassent pour de mauvaises raisons, ce que l’on pourrait appeler une monétisation excessive, motivée par des objectifs de soutenabilité des finances publiques plutôt que pour des objectifs de stabilité des prix ou de stabilité macroéconomique.

Quelles en seraient les conséquences ? Pour réfléchir aux effets potentiels d’une monétisation excessive, il est utile de commencer par une proposition simple. En première approximation, quand les taux d’intérêt sont nuls, l’achat d’obligations par la banque centrale en échange de monnaie (c’est-à-dire le degré auquel la dette publique est monétisée) n’affecte pas la dynamique de la dette publique. La raison est simple : cela remplace simplement un actif ayant un taux d’intérêt nul, appelé dette, par un autre, appelé monnaie. C’est vrai si aucune part, une partie ou la totalité du déficit est financée en émettant de la monnaie.

Si nous étions arrivés au bout du raisonnement, il serait difficile de voir pourquoi les banques centrales s’embarqueraient dans une telle monétisation. En effet, la proposition doit être affinée de trois façons. Premièrement, l’impact éventuel des achats d’obligations publiques par la banque centrale dépend de ce qui va survenir à l’avenir quand l’activité économique et l’inflation seront telles que la banque centrale voudra accroître les taux d’intérêt. La monétisation aujourd’hui peut affecter les anticipations quant à ce qui se passera alors. Deuxièmement, quand il y a une banque centrale, plusieurs Trésors et différents taux pour différentes obligations souveraines (comme dans le cas de la zone euro), la monétisation affecte la distribution des risques entre les pays. Troisièmement, quand les marchés obligataires dysfonctionnent ou deviennent potentiellement sujets à des équilibres multiples, la monétisation (ou même la menace de la monétisation) peut améliorer le fonctionnement du marché et éviter la convergence des anticipations sur un "mauvais équilibre".

La monétisation et le comportement futur des banques centrales


Notre première proposition était que, aussi longtemps que les taux d’intérêt sont proches de zéro, il importe peu de savoir si les passifs du gouvernement consolidé sont de la dette ou de la monnaie. Mais qu’en sera-t-il dans le futur quand l’activité économique impliquera un relèvement du taux directeur ? La banque centrale a alors deux options.

La première option est de payer des intérêts sur la monnaie, chose que faisait par exemple la Fed avant la crise en versant un intérêt positif sur les réserves excédentaires détenues par les banques. Le gouvernement consolidé a maintenant deux types de dette : la dette ordinaire et la monnaie rapportant des intérêts. Si l’on néglige l’impact de la prime de terme (c’est-à-dire les effets de l’assouplissement quantitatif si la banque centrale achète des obligations de longue maturité), la charge totale d’intérêts est la même qu’importe la répartition de la dette entre les deux.

La deuxième option est de maintenir le taux d’intérêt à zéro. Si, cependant, la situation économique implique un taux d’intérêt positif, son maintien à zéro se traduira par une surchauffe de l’économie et finalement par une plus forte inflation. L’une des implications d’une inflation plus élevée sera une baisse de la valeur réelle de la dette nominale, allégeant le poids de la dette publique.

Ce qui importe par conséquent est ce que la banque centrale (qui peut alors avoir un large bilan) fera quand elle devra relever les taux d’intérêts pour remplir son mandat. Si la monétisation aujourd’hui est un signal indiquant qu’elle maintiendra un large bilan et qu’elle ne payera pas de taux d’intérêt, alors en effet il y a des raisons de s’inquiéter à propos de l’inflation.

Les actuels achats à grande échelle de titres publiques par les banques centrales doivent-ils être interprétés comme un signal indiquant que, au moment venu, elles ne payeront pas d’intérêts sur le large stock de monnaie et qu’elles laisseront l’économie basculer en surchauffe, l’inflation s’accélérer et la valeur réelle de la dette publique diminuer ? Il est vrai que plus le portefeuille d’obligations publiques détenu par la banque centrale est important, plus l’effet de sa politique sur la soutenabilité de la dette est forte. D’amples achats accroissent le risque de domination budgétaire (fiscal dominance). Aucune banque centrale n’a cependant suggéré qu’elle aurait un tel comportement dans le futur et l’expérience passée est rassurante. La Fed et la Banque d’Angleterre, parmi d’autres, ont payé des intérêts sur les réserves lorsqu’elles relevèrent leurs taux directeurs en 2017-2018. La BCE ne l'a pas fait, mais en raison de la faiblesse persistante des anticipations d’inflation, non en raison de sa détention d’obligations publiques.

Les banques centrales devraient-elles être plus claires, souligner que la domination monétaire ne sera pas remise en cause et qu’elles s’engagent à ne pas laisser l’inflation s’accélérer le moment venu ? Nous ne le pensons pas. Les banques centrales font face à un arbitrage bien connu. D’un côté, avoir la capacité de diminuer la valeur de la dette si les choses vont exceptionnellement mal est une option utile à garder sous la main. Si la crise liée à l’épidémie de Covid-19 dure pendant un long moment et impose un tel fardeau de dette sur les gouvernements qu’ils ne peuvent rembourser leur dette, il faudra choisir entre l’inflation, la restructuration de la dette, la répression financière et l’expropriation de richesses et il n’y a a priori pas de raisons de prétendre qu’il faille exclure l’inflation. Mais, d’un autre côté, amener les investisseurs financiers à anticiper que la banque centrale pourrait avoir recours à l’inflation à l’avenir va accroître les taux d’intérêt nominaux sur les obligations à plus longue maturité aujourd’hui et accroître le coût du financement par endettement aujourd’hui.

Il n’y a pas de réponse simple quant à savoir si l’arbitrage est favorable et la meilleure politique aujourd’hui pourrait être de rester silencieux à propos de ce qui sera fait à l’avenir.

La monétisation dans la zone euro : les bases


Jusqu’à présent, nous avons supposé qu’il n’y avait qu’un gouvernement et qu’une banque centrale. Que dire à propos de la monétisation par la BCE, c’est-à-dire dans une zone monétaire où les taux d’intérêt sur les obligations souveraines ne sont pas les mêmes ?

A nouveau, nous pouvons penser à la monétisation dans ce cas dans la mesure où les gouvernements envoient des chèques aux ménages, émettent des obligations pour les financer et où la BCE achète les obligations en échange d’euros. Supposons que la zone euro consiste en deux pays : un pays faiblement endetté qui émet une dette sûre et un pays très endetté dont les obligations ont une prime positive, reflétant la perception par les investisseurs financiers d’une (petite) probabilité de défaut. Supposez aussi que le taux sûr, le taux sur la faible dette, soit égal à zéro et que le taux sur la dette élevée soit plus élevé et donc positif.

Maintenant supposez que les deux gouvernements creusent leurs déficits et émettent des obligations et que la BCE achète les obligations en échange d’euros, ce qui accroît la monnaie centrale. Du point de vue du gouvernement consolidé de la zone euro (c’est-à-dire de la combinaison de tous les Trésors et de la BCE), c’est simplement un transfert interne de risque des détenteurs d’obligations émises par le pays très endetté aux actionnaires de la BCE (en définitive les gouvernements nationaux) sans implication pour la dette totale détenue par le public. Mais à présent, il y a un transfert implicite de risque entre les pays-membres de la zone euro. Donc, la monétisation dans ce cas a un effet : elle entraîne un certain partage des risques entre les pays-membres.

Que ce soit ou non la meilleure façon d’atteindre un certain parage des risques entre les pays-membres de la zone euro peut faire l’objet d’un débat. D’autres mécanismes (le partage des dépenses, une ligne de crédit dédiée) aiderait à réduire le fardeau sur la BCE et réduirait les craintes de monétisation. La monétisation est un choix politique et il est conseillé de la pratiquer de façon transparente.

La monétisation dans la zone euro : le bon équilibre et le mauvais équilibre


Si la monétisation n’a pas d’implication évidente pour la dynamique de la dette et que le partage des risques n’est pas son principal propos, pourquoi la BCE a-t-elle annoncé un large programme d’achats, le "programme d'achats d'urgence face à la pandémie" ("pandemic emergency purchase programme", PEPP), avec une enveloppe de 750 milliards d’euros, qui lui permet d’acheter des obligations souveraines sans nécessairement adhérer à la clé de répartition ? La réponse tient aux équilibres multiples et aux dysfonctionnements de marchés.

Les marchés des obligations souveraines sont potentiellement sujets aux équilibres multiples. A un faible taux d’intérêt, la probabilité que la dette soit soutenable est élevée, ce qui justifie la faiblesse du taux d’intérêt. Considérez cela comme le bon équilibre. Mais il peut y en avoir un autre équilibre, pour lequel les investisseurs financiers se montrent inquiets et exigent une prime plus élevée, ce qui augmente le service de la dette, si bien que ces craintes deviennent des prophéties autoréalisatrices et la dette insoutenable. Appelez cela le mauvais équilibre. Les équilibres multiples peuvent émerger quasiment à n’importe quel moment, mais ils sont plus probables dans les circonstances actuelles quand les investisseurs financiers sont nerveux.

Dans ce cas, la banque centrale peut jouer un rôle crucial : en s’engageant à acheter les titres publics si les investisseurs financiers vendent, elle peut éliminer le mauvais équilibre. Une façon de le faire consiste à faire ce que la Banque du Japon fait, c’est-à-dire s’engager à maintenir un taux d’intérêt faible, une stratégie appelée "contrôle de la courbe des rendements". Le mandat de la BCE ne lui permet pas d’adopter une telle stratégie, mais il indique clairement que, dans le cas où les taux augmenteraient au-delà de ce qui est justifié par les fondamentaux, elle interviendra et achètera les obligations que les investisseurs financiers vendent. Se tenir prêt à acheter les obligations dans ce contexte n’est pas une tentative de monétisation de la dette publique. Si la stratégie s’avère efficace, elle désincite les investisseurs financiers à vendre leurs titres et peut y parvenir sans qu’il soit forcément nécessaire que la banque centrale intervienne et monétise et avec de faibles coûts pour les autres gouvernements. Dans ce cas, l’assurance que cela fournit aux pays très endettés n’a pas de coûts pour les pays peu endettés. Elle peut même bénéficier à ces derniers en empêchant qu’une crise de la dette publique éclate et ait des répercussions transfrontalières.

Ce rôle n’est pas limité à la zone euro ou aux obligations publiques. Les marchés partout peuvent devenir dysfonctionnels. Certains investisseurs financiers doivent vendre des titres pour obtenir de la liquidité. D’autres peuvent ne pas avoir la liquidité pour acheter des titres. Ou il peut y avoir des équilibres multiples. Au cours des dernières années, et à nouveau au cours de la crise que nous traversons aujourd’hui, nous en avons vu des exemples. Quand les marchés deviennent dysfonctionnels, la banque centrale peut adopter une position longue jusqu’à ce que les investisseurs financiers reviennent ou que d’autres arrivent. (...) »

Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry, « Monetisation: do not panic ». Traduit par Martin Anota



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