« Il existe un arbitrage (des vies perdues versus des pertes économiques) lorsqu’il s’agit de relâcher les restrictions sur l’activité économique durant la crise du Covid-19. Tous les économistes le savent, bien que nous soyons souvent embarrassés à dire publiquement que cet arbitrage existe. Mais c’est une chose sensée d’essayer de mesurer ce à quoi ressemble cet arbitrage, puisque c’est le choix crucial auquel les autorités font face, qu’elles soient enclines ou non à le faire savoir.

Les économistes estiment que la valeur d’une vie humaine aux Etats-Unis est de 10 millions de dollars (je sais, faire cela semble vulgaire). Ce calcul a été utilisé plusieurs fois par les gouvernements pour décider s’ils procèdent ou non à des investissements dans divers projets de construction ou autres. La meilleure estimation que j’ai vue du nombre d’emplois perdus durant la crise suggère qu’environ 200 emplois sont perdus pour chaque vie sauvée par la distanciation sociale, les fermetures d’entreprises et les autres mesures de confinement.

Une vie sauvée pour 200 emplois peut sembler être un arbitrage inacceptable, comme cela semble l’être pour ceux qui appellent à un déconfinement rapide des économies occidentales. Mais la vie d’une personne est perdue pour toujours, alors que les 200 emplois ne sont perdus que temporairement, peut-être la moitié d’une année pour la plupart (ce qui est bien plus long que la durée moyenne passée au chômage aux Etats-Unis). Si le travailleur est le travailleur américain moyen, gagnant 40.000 dollars par an, le coût des emplois perdus par vie gagnée est de 4 millions de dollars (200 emplois x 40.000 dollars par an x une demi-année). Lorsque l’on compare les deux chiffres, 10 millions de dollars par vie sauvée versus 4 millions de dollars pour les emplois perdus, le choix semble assez clair : il ne faut pas se presser de rouvrir une économie.

La plupart des vies perdues sont celles de personnes âgées et beaucoup suggéreraient que le chiffre de 10 millions de dollars est trop élevé pour estimer la valeur d’une personne ayant autour de 70 ans (bien que j’ai 76 ans, je m’oppose véhément à cet argument !). Mais même si l’on prenait 5 millions de dollars pour une vie perdue, cela serait toujours supérieur aux pertes économiques probables en termes d’emplois perdus (et donc de biens et services abandonnés).

Il y a un autre problème ici qui est trop souvent ignoré dans cette discussion : les vies perdues ne sont pas aléatoirement distribuées dans la population. Outre les personnes âgées, ce sont les pauvres et les minorités qui font disproportionnellement partie de ceux qui succombent de l’épidémie. Cela pourrait amener certains économistes à réviser davantage à la baisse leur estimation de la valeur des vies perdues, mais même pour un économiste cela serait extrêmement vulgaire.

En outre, beaucoup de ceux qui appellent à rapidement rouvrir les économies (certains dirigeants politiques, par exemple) font partie des catégories les plus aisées dans la société. La réouverture de l’économie n’est pas susceptible de les pénaliser, eux et leurs riches amis. Il me paraît peu moral de défendre les gains de quelqu’un alors que d’autres en supportent le coût.

Il est raisonnable d’affirmer qu’un arbitrage entre les emplois et les vies humaines existe, à condition que nous fassions correctement les comparaisons. Il est incorrect de le faire en ignorant le fait que le fardeau et les coûts ne sont pas distribués également entre tout le monde, ou plutôt que la perte d’une vie humaine est supportée de façon disproportionnée par les moins fortunés. Alors que les pertes économiques peuvent affecter de façon disproportionnée les minorités et les pauvres, les revenus de transfert versés par l’Etat compensent une grande partie de ces pertes. Rien ne peut compenser la perte de la vie d’une personne. »

Daniel S. Hamermesh, « Trading off lives for jobs », IZA, 17 avril 2020. Traduit par Martin Anota