« (…) La théorie monétaire moderne (modern monetary theory, MMT) a fait l’objet d’une attention sans précédent maintenant que les responsables de la politique économique adoptent de massives mesures pour combattre la pandémie du Covid-19. En discutant de l’approche du "quoiqu’il en coûte" de la Réserve fédérale, Joe Kernen de CNBC conclut que "nous sommes tous des MMTers à présent". Et dans un récent commentaire, Willem H. Buiter de l’Université de Columbia a affirmé que "l’essentiel de la réponse des Etats-Unis prendra la forme de la monnaie-hélicoptère, une application de la" théorie monétaire moderne "dans laquelle la banque centrale finance la relance budgétaire en achetant de la dette publique émise pour financer des baisses d’impôts ou des hausses de dépenses publiques".

Comme ces remarques le montrent, beaucoup de commentateurs semblent voir la théorie monétaire moderne comme un plan pour faire tourner la presse à imprimer, que se soit pour envoyer de la monnaie aux ménages après approbation du Congrès ou pour fournir des liquidités aux marchés financiers via les actions de la Fed. Avec la récente adoption aux Etats-Unis d’un plan de relance de 2.100 milliards de dollars, nous serions désormais engagés dans ce que Buiter appelle "une expérimentation massive avec l'hétérodoxe" théorie monétaire moderne.

Ces commentateurs se trompent entièrement. La théorie monétaire moderne ne soutient pas l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), ni ne prescrit des "largages d’hélicoptère" pour la simple raison qu’il n’y a pas d’alternative de "monnaie-hélicoptère au financement d’un plan de relance budgétaire. En fait, la théorie monétaire moderne décrit comment un gouvernement qui émet sa propre monnaie dépense, taxe et vend des obligations. Ainsi, la théorie démontre qu’un gouvernement comme celui des Etats-Unis ne fait pas face à des contraintes financières.

Au cours normal des opérations, le Trésor américain (le bras dépensier du gouvernement) et la Fed (la banque du gouvernement) se coordonnent de telle façon que le Trésor puisse dépenser et taxer les montants autorisés. Alors que le Congrès s’approprie les fonds, la Fed s’assure à ce que (…) les émissions obligataires se déroulent sans problème. Cependant, la Fed est aussi la banque des banques, si bien qu’elle prend des mesures pour s’assurer à ce que les dépenses et impôts du Trésor ne perturbent pas le système financier. (Comme les paiements vont et sortent des comptes bancaires privés, il y a toujours un risque que les banques soient à court ou inondées de réserves).

A nouveau, cette analyse est descriptive : elle explique simplement comment le gouvernement opère et comment les 2.100 milliards de dollars seront dépensés. Le Trésor va émettre des obligations et les vendre ensuite via des enchères. La Fed, comme d’habitude, va s’assurer, via ses prêts ou ses propres achats, à ce qu’il y ait une offre de réserves suffisante dans le système pour payer les obligations nouvellement émises. (En effet, la Fed s’est déjà engagée à acheter des obligations avant même que le Congrès ait adopté le plan de relance.) Les primary dealers (les banques et les institutions financières approuvées) qui doivent participer à de telles enchères vont continuer à le faire.

En d’autres termes, tout va se passer de la même façon qu’auparavant, lorsqu’il n’y avait pas de pandémie ou d’urgence nationale. A aucun moment quelqu’un ne va actionner la presse à imprimer ou lancer des "largages d’hélicoptère". La question, alors, est ce que "faire tourner la planche à billets" pourrait signifier dans le contexte du système monétaire moderne. Les commentateurs qui utilisent une telle expression se réfèrent à la Fed créditant les comptes bancaires au nom du Trésor sans nouvelles émissions obligataires, c’est-à-dire sans drainer de réserves du système.

Contrairement à ce que suggèrent les commentateurs, une telle action du gouvernement n’est pas une grosse affaire. Que nous soyons en temps normal ou au milieu d’une crise, les ventes d’obligations du Trésor ne sont pas une opération d’emprunt : en fait, elles sont utilisées pour maintenir les taux d’intérêt. Le fait basique est bien compris quand il touche à la Fed, qui a elle-même déclaré que les achats obligataires constituaient une opération de maintenance du taux d’intérêt. Et parce que la Fed paie désormais des intérêts sur les réserves, ses comptes de réserves peuvent agir comme substitut pour les émissions obligataires, du moins aussi longtemps que la maintenance du taux d’intérêt est concernée. Il peut toujours y avoir de bonnes raisons à ce que le Trésor émette des obligations, telles que la fourniture d’actifs sûrs portant intérêt aux ménages ou aux institutions financières, mais financer les dépenses du Trésor n’en est pas une.

Les prescriptions de la théorie monétaire moderne n’ont rien à voir avec l’envoi de "liquidités" aux ménages ou aux banques. La Fed n’applique pas la théorie monétaire moderne quand elle s’engage dans l’assouplissement quantitatif ou prête des centaines de milliards de dollars aux institutions financières. La théorie monétaire moderne souligne seulement le fait que la Fed ne fait face à aucune contrainte financière sur sa capacité d’acheter des actifs ou à prêter ; elle ne prescrit aucune action particulière dans cette direction et elle est en fait sceptique à propos de telles politiques.

S’il y a un aspect du plan de relance américain qui fait écho à la théorie monétaire moderne, c’est le fait qu’il ne soit pas "réglé". Les partisans de la théorie monétaire moderne ont toujours martelé que nous devons cesser d’attacher de telles chaînes (accroître les impôts ou réduire les dépenses publiques ailleurs) pour financer les dépenses. Abolir de telles conditions pourrait ou non accroître le déficit budgétaire. Mais, indépendamment de ce qui se passera finalement sur le plan budgétaire, la dépense prendra toujours la forme de paiements faits par la Fed au nom du Trésor. Il n’y a ni presse à imprimer, ni recettes fiscales qui soient nécessaires.

Donc, que prescrit la théorie monétaire moderne? En termes de propositions concrètes de politique publique, les économistes de la théorie monétaire moderne soutiennent depuis longtemps l’idée d’un Etat employeur en dernier ressort, c’est-à-dire d’un programme de garantie de l’emploi universel financé au niveau fédéral qui agirait comme un stabilisateur macroéconomique en temps de crise. Les emplois, non la liquidité, est la réponse de la théorie monétaire moderne aux récessions. Elle appelle à passer les paies au Budget fédéral, à faire travailler les bénéficiaires (en répondant à la crise, quand cela peut être fait en sécurité) et à laisser le secteur privé les réembaucher lorsque l’économie amorce sa reprise.

Les partisans de la théorie monétaire moderne ont toujours soutenu que les dépenses publiques ne sont seulement limitées que par la capacité économique disponible. Les Etats-Unis atteignent rarement de telles contraintes de dépenses en temps normal et, dans le cas de l’actuelle crise, la contrainte à laquelle nous faisons face prend la forme d’un massif choc d’offre négatif. Mais c’est largement dû à une inadéquate préparation au désastre. S’il n’y a pas assez de lits d’hôpital pour soigner les patients, un surcroît de dépenses ne va pas aider. Alors que les Etats-Unis sont contraints dans leur réponse à cette crise, une incapacité à financer les dépenses publiques n’en sera jamais la raison. Une fois que nous aurons surmonté la menace immédiate que fait peser la pandémie à notre santé, nous devrons maintenir les dépenses publiques de façon à nous préparer à la prochaine crise, en résistant à tous les appels à restreindre le Budget au motif fallacieux que l’austérité budgétaire est nécessaire pour rembourser la dette publique. »

Yeva Nersisyan et L. Randall Wray, « The myth of "helicopter money" », 20 avril 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « La théorie monétaire moderne sous le scalpel d’un postkeynésien sceptique »