« Au milieu d’une crise, il n’est jamais facile de trouver ce qui a changé à jamais et ce qui sera bientôt de l’histoire ancienne. La pandémie du coronavirus a-t-elle entraîné la fin du bureau, la fin de la ville, la fin du voyage aérien, la fin de la vente au détail et la fin du théâtre ? Ou a-t-elle seulement gâché un beau printemps ?

Tirez sur un élastique et vous pouvez vous attendre à ce qu’il revienne comme avant lorsque vous le lâcherez. Tirez sur le bout d’un emballage plastique et il restera étiré. En économie, nous utilisons le terme d’"hystérésis" (ou "hystérèse") pour évoquer la tendance d’un système, à l’instar d’un emballage plastique, à ne pas retourner automatiquement à sa forme initiale.

Les effets peuvent être funestes. Une récession peut laisser des traces qui durent, même lorsque la croissance économique revient. De bonnes entreprises peuvent disparaître ; les gens qui perdent leur emploi risquent de perdre par la même occasion des compétences, de voir leur réseau social se retreindre et de perdre leur confiance en soi. Mais il est surprenant de voir dans certains cas à quel point les choses peuvent vite revenir à la normale, pour le meilleur ou pour le pire, comme l’élastique. La destruction meurtrière du World Trade Center en 2001, par exemple, a eu un impact durable sur les dispositifs sécuritaires dans les aéroports, mais on estime que Manhattan a su rapidement rebondir. On a craint, à l’époque, que les gens fuiraient les villes denses et les grands immeubles, mais peu de choses suggèrent que cela ait été le cas.

Qu’est-ce que l’épidémie va changer de façon permanente ? Commençons avec l’impact le plus évident : les gens qui sont morts ne reviendront pas. La plupart d’entre eux étaient des personnes âgées, mais pas forcément sur le point de mourir, et certains étaient jeunes. Plusieurs études ont estimé que les victimes de l’épidémie de Covid-19 auraient pu espérer vivre au moins une décennie encore si elles n’avaient pas été contaminées.

Mais certains des dommages économiques seront aussi irréversibles. La prédiction la plus sûre est que les activités qui étaient déjà en difficulté avant l’épidémie auront du mal à survivre. Après le séisme dévastateur de Kobe au Japon en 1995, la reprise économique avait été impressionnante, mais partielle. Pour une filière d’entreprises fabriquant des chaussures en matière plastique, déjà sous pression avec la concurrence chinoise, le tremblement de terre avait accéléré tragiquement le lent déclin qu’elle connaissait.

Demandez-vous : "si nous devions repartir de zéro, referions-nous quelque chose de la même façon ?". Si la réponse est non, ne vous attendez pas à un rebond post-coronavirus. (…)

Mais il n’y a pas nécessairement de corrélation entre le plus gros du choc sur le coup et les dommages qui persisteront. Considérons la musique en live : elle est aujourd’hui dévastée ; il est difficile de concevoir une salle de concert ou une piste de danse comble dans l’immédiat. Pourtant, la musique en live est très appréciée et difficile à remplacer. Quand l’épidémie de Covid-19 sera derrière nous, que ce soit parce que nous aurons trouvé un vaccin ou un traitement efficace ou parce que nous aurons fini par nourrir de l’indifférence à son égard, la demande reviendra. Les musiciens et l’industrie musicale auront essuyé d’énormes difficultés, mais la plupart des lieux qui leur sont dédiés seront toujours là. L’expérience en live a survécu à plusieurs décennies de concurrence, du vinyle à Spotify. Elle reviendra.

Le voyage aérien est un autre bon exemple. Cela fait très longtemps que nous disposons du téléphone et il a toujours été plus facile à utiliser que d’aller prendre l’avion. Il peut remplacer les réunions en face-à-face, mais il peut aussi accroître la demande pour des réunions supplémentaires. Hélas pour la planète, nous continuerons de considérer comme indispensables l’essentiel des trajets aériens que nous considérions comme indispensables avant la pandémie. Et (…) le tourisme dépend du voyage aérien. Il est difficile d’imaginer les gens se soumettre à un test avant d’aller au cinéma, mais si cela devient partie intégrante du cérémonial du transport aérien, beaucoup de gens accepteront de s’y soumettre.

Non, les changements durables peuvent être plus subtils. Richard Baldwin, l’auteur de The Globotics Upheaval, affirme que le monde vient de connaître un ensemble massif d’expérimentations dans le télétravail. Certaines de ces expériences se sont révélées être des échecs, mais le paysage des possibilités a changé. Si les gens peuvent facilement travailler chez eux, dans leur banlieue pavillonnaire, combien de temps s’écoulera-t-il avant que les entreprises ne prennent conscience qu’elles pourront travailler dans les économies à faibles salaires situées dans un autre fuseau horaire ?

La crise va aussi stimuler l’automatisation. Les robots ne peuvent pas attraper le coronavirus et ils sont peu susceptibles de le propager ; la pandémie ne va pas faire apparaître par magie des robots coiffeurs, mais elle va pousser les entreprises à automatiser ce qu’elles peuvent. Or, une fois qu’ils sont automatisés, les emplois ne reviennent pas.

Certains changements seront bienvenus ; un choc peut nous faire sortir de l’ornière. J’espère que nous chercherons à retrouver le plaisir de traverser des rues tranquilles, un air propre et des communautés prenant soin les unes des autres.

Mais il va y avoir des traces qui ne s’effaceront pas, en particulier pour les jeunes. Les gens qui sortent du système éducatif lors d’une récession souffrent d’un réel désavantage relativement à ceux qui l’ont fait quelques temps plus tôt ou le feront quelques temps plus tard. Le préjudice est plus important pour les membres des groupes les plus désavantagés, notamment les minorités ethniques, et il persiste pendant plusieurs années. Et les enfants peuvent souffrir d’un handicap à long terme lorsqu’ils manquent l’école. Ceux qui manquent d’ordinateurs, de livres, d’espaces tranquilles pour travailler et de parents ayant le temps et les compétences pour les aider à apprendre sont les plus vulnérables. Une éducation de bonne qualité est supposée avoir des effets sur tout le reste de la vie ; une éducation de mauvaise qualité risque aussi de laisser des traces jusqu’à la fin de la vie.

La crise ne va pas durer des décennies, mais certains de ses effets si. »

Tim Harford, « What will bounce back after the pandemic, and what will never be the same? », 5 juin 2020. Traduit par Martin Anota



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