« En 1963, un jeune psychologue appelé Bob Rosenthal mène une expérience dans laquelle ses assistants placent des rats dans des labyrinthes et observent ensuite combien de temps mettent les rats avant de trouver la sortie. Les rats sont placés dans deux cages : une pour ceux qui se sont révélés brillants et une seconde pour ceux qui se sont révélés médiocres. Les assistants ne sont pas surpris de voir que les rats intelligents sortent plus vite du labyrinthe que les autres.

Leur supérieur est par contre très surpris, parce qu’il sait qu’en vérité les deux cages contiennent des rats de laboratoire tout à fait ordinaires. Le professeur Rosenthal (qui poursuivra ensuite sa carrière dans un département de psychologie de Harvard) en conclut finalement que l’ingrédient secret était les anticipations de ses assistants : ils ont traité les rats "spéciaux" avec soin et traité avec mépris les rats "stupides". Quand nous nous attendons au meilleur, nous obtenons le meilleur, et ce même avec les rats.

L’histoire est bien racontée dans le nouveau livre, intitulé Humankind, de Rutger Bregman. Son intérêt pour les travaux du professeur Rosenthal n’est pas difficile à expliquer. Bregman affirme que les gens sont fondamentalement aimables et motivés. Mais il affirme aussi que lorsque nous attendons plus les uns des autres, alors, comme les rats, nous nous montrons à la hauteur. Si les enseignants, les policiers ou les patrons croient que les gens sont tristes, malhonnêtes ou paresseux, alors les choses ne leur donneront pas tort.

Le professeur Rosenthal est à l’origine de l’expression "effet Pygmalion", inspirée du récit d’Ovide où l’entichement d’un sculpteur pour sa statue insuffle la vie à celle-ci. Mais l’effet Pygmalion est simplement un exemple de ce que le sociologue Robert K. Merton appelait les "prophéties autoréalisatrices".

Il y a l’effet placebo et son jumeau malin, l’effet nocebo : si le docteur leur dit qu’un remède peut avoir des effets secondaires, certains patients peuvent ressentir ces effets secondaires, et ce même s’ils ont reçu des cachets neutres.

Les prophéties autoréalisatrices sont un concept incontournable en économie. Une récession peut être provoquée par l’anticipation d’une récession, si les gens hésitent à dépenser, à embaucher ou à investir. Et une ruée bancaire est la quintessence de la prophétie autoréalisatrice.

La prophétie autodestructrice est tout aussi fascinante et elle tourmente les prévisionnistes en économie. Si je prédis une hausse des prix du pétrole l’année prochaine, la hausse peut immédiatement survenir, dans la mesure où les traders réagissent à mon annonce en achetant davantage de pétrole aujourd’hui dans l’optique d’en vendre davantage plus tard. La prévision ne se vérifiera pas précisément parce que les gens croiront qu’elle est exacte.

L’ère du coronavirus nous en donne un bon exemple. Une minorité visible affirme que le coronavirus n’est pas pire que la grippe que nous ignorons chaque hiver, si bien que les confinements et les mesures volontaires de précaution ne sont pas nécessaires. Une observation des données donne à cette thèse l’allure de la vraisemblance. Le Royaume-Uni a souffert d’un excès de 65.000 décès durant la première vague de la pandémie et un excès de 25.000-30.000 décès est attribué chaque année à la grippe saisonnière en Angleterre. La disparité est-elle vraiment énorme pour justifier que le pays se mette à l’arrêt ?

L’erreur dans le raisonnement se manifeste clairement : le coronavirus n’a été "que" deux fois plus sévère que la grippe saisonnière parce que nous avons pris des mesures extrêmes pour le contenir. L’efficacité du confinement est utilisée comme argument pour prétendre que celui-ci n’a pas été nécessaire. C’est frustrant, mais c’est la nature d’une prophétie autodestructrice dans un environnement politisé. On pourrait dire la même chose à propos de Fort Knox. Personne n’a jamais essayé d’en voler l’or, donc pourquoi y mettre autant de gardes ?

Les prophéties autoréalisatrices peuvent être pernicieuses. Lorsqu’il écrit en 1948, Robert K. Merton se focalisait sur le racisme. Par exemple, certains prétendaient alors que les Afro-Américains étaient des briseurs de grève et qu’il fallait par conséquent les empêcher de rejoindre les syndicats. Merton nota que c’est parce qu’ils étaient exclus des syndicats que les Afro-Américains étaient des briseurs de grève. Le sexisme tient aussi aux prophéties autoréalisatrices. Puisque nos chefs étaient habituellement des hommes blancs par le passé, il est facile de favoriser de telles personnes pour les rôles de meneurs à l’avenir.

De telles prophéties peuvent aussi être utilisées pour le bien. Bob Rosenthal se pencha sur les écoles et il y constata que ce qui était vrai pour les rats traités avec respect l’était également des élèves. Convainquez un enseignant qu’un élève a des talents cachés et l’enfant l’éblouira bientôt.

Pourtant, il ne faut pas trop avoir foi envers la prophétie autoréalisatrice. L’excitation fiévreuse autour des cours boursiers de Tesla va aider l’entreprise à vendre des voitures et à soulever des fonds, mais, à long terme, la valeur d’une action Tesla sera déterminée par la profitabilité de Tesla. (…) Le fait est que certaines choses sont erronées malgré toute la ferveur avec laquelle nous les voulons qu’elles soient exactes. Nous plongeons souvent dans des projets avec beaucoup d’optimisme quant au temps qu’ils nous prendront et quant à leur résultat, mais notre optimisme ne fait que nous lancer. Il ne concrétise pas le projet.

Je pense que nous gagnerons à nous traiter les uns les autres avec gentillesse et respect et ce pas simplement parce que cela a marché avec les rats de Bob Rosenthal. Mais il y a des limites au pouvoir de la pensée positive. Même dans les dessins animés, Vil Coyote finit toujours par être rattrapé par la force de la gravité. »

Tim Harford, « Rats, mazes, and the power of self-fulfilling prophecies », 17 juillet 2020. Traduit par Martin Anota