« (…) Les données relatives au sport permettent aux chercheurs de mesurer des facteurs qui sont typiquement inobservés, allant de la productivité d’un travailleur et aux détails des contrats à la fonction de production d’une entreprise. De plus, des phénomènes qui ont caractérisé depuis longtemps les marchés du travail du sport (les inégalités de rémunérations extrêmes entre les travailleurs faisant le même travail, la rémunération conditionnée à la performance, la surveillance de l’effort) ont souvent émergé sur le reste du marché du travail quelques décennies après, si bien qu’une analyse des données du sport tel qu’il est actuellement joué pourrait donner un aperçu du marché du travail futur. Avec les progrès réalisés dans le domaine des technologies portables, la productivité de nombreux travailleurs pourra bientôt être facilement observée comme dans le cas des joueurs de baseball ou des footballeurs aujourd’hui. Et alors que la "gig economy" est perçue comme un phénomène récent, elle n’est pas sans rappeler à la façon par laquelle des milliers de joueurs de tennis et de boxeurs ont toujours gagné leur vie. En outre, bien que les sports ne soient pas représentatifs du marché du travail dans son ensemble, les sportifs sont motivés par les mêmes facteurs qui motivent tous les travailleurs et ils sont sujets aux mêmes biais et contraintes comportementaux, notamment la discrimination et une tentation de tricher.

GRAPHIQUE 1 Rémunérations dans le monde du sport aux Etats-Unis en 2010 : faibles en moyenne, mais très inégales

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Comment la productivité affecte-t-elle la rémunération ?


La relation entre la rémunération d’un travailleur et son niveau de productivité dépend de la nature de la concurrence sur le marché du travail. Sur un marché du travail parfaitement concurrentiel, la théorie économique prédit que le salaire d’équilibre sera égal à la productivité marginale des travailleurs, c’est-à-dire la valeur de ce qui est produit par le dernier travailleur embauché au cours d’une période de temps donnée. Cependant, quand il y a un seul demandeur de travail sur le marché, c’est-à-dire un "monopsone", le salaire que les travailleurs reçoivent sera inférieur à leur productivité marginale.

Les économistes ont depuis longtemps cherché à savoir si ces prédictions étaient vérifiées en étudiant le marché du travail dans la Ligue majeure de baseball. Parmi les sports, le baseball s’est révélé être un cadre idéal pour comparer la rémunération et la productivité pour deux raisons. Premièrement, il est facile de mesure la contribution d’un joueur de baseball pris individuellement à la production de l’équipe (et donc le produit marginal du joueur) puisque chaque frappeur ou lanceur réalise ses tâches essentiellement seul. Deuxièmement, il y a eu de profonds changements dans l’organisation du marché du travail dans la Ligue majeure de baseball des Etats-Unis au cours du temps, ce qui permet aux chercheurs de tester l’importance du pouvoir de négociation sur la relation entre la rémunération et la productivité.

Pendant près d’un siècle, jusqu’aux années 1970, les équipes de baseball étaient essentiellement monopolistes. Les joueurs signaient des contrats d’un an et chaque joueur avait une clause dans son contrat lui imposant de ne pas signer avec une autre équipe. Avec cette clause de réserve, les équipes pouvaient proposer des offres "à prendre ou à laisser" à leurs joueurs. Cependant, après une série de litiges individuels et de contestations judiciaires, le système de clause de réserve a été progressivement démantelé entre 1973 et 1977. Depuis 1977, les joueurs ont été rattachés à leur équipe originelle pour leurs six premières années dans la ligue majeure, comme dans le cadre de la clause de réserve. Cependant, une fois ces six ans de service révolus, les joueurs pouvaient désormais devenir des "joueurs disponibles" (free agents), ce qui leur permettait de jouer avec n’importe quelle équipe. En outre, les joueurs qui avaient passé plus de trois ans de services dans la ligue majeure étaient éligibles à l’arbitrage salarial. Avec ce dernier, quand un joueur et une équipe ne parvenaient à s’accorder sur un contrat, l’un des deux partis pouvait présenter le désaccord à un arbitre indépendant, qui choisissait entre les offres faites par le joueur et par l’équipe et dont la décision était contraignante. L’introduction de l’arbitrage salarial et des joueurs disponibles s’est traduite par une explosion des salaires dans la ligue majeure : le salaire moyen a été multiplié par dix entre 1977 et 2010.

Parce que la réussite individuelle et la réussite d’une équipe peuvent toutes deux être observées dans le baseball, les chercheurs ont estimé la productivité marginale des joueurs en deux étapes. Tout d’abord, ils ont calculé quelle est la contribution d’un jour au score d’une équipe, puis ils ont déterminé dans quelle mesure le score d’une équipe affecte son revenu. Une étude des salaires de la ligue majeure en 1968-1969 a constaté que les joueurs étaient payés pour un tiers de leur productivité marginale (Scully, 1974). Cependant, parmi le premier groupe de joueurs disponibles en 1977, les salaires étaient substantiellement plus proches de la productivité marginale, en particulier pour les lanceurs.

Comme le montre le graphique 2, le retrait de la clause de réserve en 1977 a aussi brutalement accru les inégalités salariales entre joueurs. Il y a un salaire minimum que les équipes paient dans le cadre de leur accord avec l’association des joueurs. Il est régulièrement versé aux joueurs qui n’ont pas atteint l’éligibilité à l’arbitrage salarial. Jusqu’en 1976, le ratio salaire moyen sur salaire minimum était à peu près similaire au ratio rapportant le salaire horaire moyen du secteur privé américain au salaire minimum fédéral. Mais le salaire minimum du baseball a beau avoir été régulièrement relevé ces dernières décennies, il a augmenté bien moins vite que le salaire moyen. En comparaison, le ratio rapportant le salaire horaire moyen du secteur privé américain au salaire minimum fédéral a augmenté bien plus lentement au cours des cinq dernières décennies.

GRAPHIQUE 2 Ratio salaire moyen sur salaire minimum

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Bien que la persistance d’un élément de pouvoir monopoliste rende le baseball singulier par rapport au reste du marché du travail américain, le système hybride donne aux chercheurs l’opportunité de tester comment le pouvoir de négociation affecte les rémunérations. Par exemple, les analyses empiriques suggèrent que les joueurs reçoivent des hausses de rémunérations au cours de leur carrière qui ne dépendent pas des gains de productivité (Blass, 1992). Le graphique 3 montre comment la rémunération moyenne varie avec les années d’expérience dans les ligues majeures et compare cela avec (…) une statistique qui capture la valeur d’un joueur pour son équipe. Bien que les hausses observées de la rémunération soient surévaluées dans la mesure où seuls les meilleurs joueurs sont retenus chaque année, cela permet une comparaison de rémunération et de la productivité parmi les joueurs à chaque étape de leur carrière. Avant que la clause de réserve ne soit retirée, la rémunération et la productivité progressaient au même rythme, mais ensuite, jusqu’en 2010, la rémunération a augmenté plus vite avec l’ancienneté qu’avec la productivité. Ce n’est pas cohérent avec un marché dans lequel les joueurs sont rémunérés avec des salaires « spot » égaux à leur produit marginal à chaque période. Cela rapport plutôt les modèles de contrats implicites, où les plus vieux joueurs sont relativement surrémunérés de façon à motiver les joueurs à faire plus d’efforts au début de leur carrière. Le calendrier des revalorisations salariales coïncide avec les hausses dans le pouvoir de négociation d’un joueur. Les joueurs reçoivent des salaires significativement plus élevés une fois qu’ils deviennent éligibles à l’arbitrage salarial (trois ans après), sans changement de leurs statistiques de performance. De plus, ils signent des contrats de bien plus long terme une fois qu’ils deviennent éligibles pour devenir joueurs disponibles (six ans après). En comparaison à la relation entre rémunération et expérience vue dans le graphique 3, les travailleurs du marché du travail américain reçoivent en moyenne une plus faible hausse de rémunération pour chaque année passée embauchés.

GRAPHIQUE 3 Profils du salaire et de la performance en fonction de l’expérience dans la Ligue majeure de baseball en 1977 et en 2010 (en indices, base 1 pour l'année sans expérience)

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Globalement, un demi-siècle d’études empiriques portant sur le marché du travail du baseball indique que lorsque les travailleurs ont un pouvoir de négociation élevé, les entreprises préfèrent offrir à leurs meilleurs salariés des contrats de plus long terme et les structurer de façon à ce que la rémunération augmente au cours du temps plus vite que ne le fait la productivité.

Comment la rémunération affecte-t-elle la productivité ?


La structure de la rémunération dans une entreprise peut influencer la productivité d’un travailleur en altérant les incitations à l’effort. Les "tournois" sont souvent utilisés pour déterminer les promotions aux postes les plus élevés dans la hiérarchie des grandes organisations. Ils peuvent être ouverts (…) ou le résultat de possibilités de promotions relativement réduites (…). Le principe est que si l’écart de rémunération entre le premier et le deuxième dans un tournoi est particulièrement large, tous les concurrents vont être incités à travailler aussi dur que possible. Ici aussi, les sports permettent d’examiner quel effet la structure de rémunération exerce sur la performance en examinant les résultats des tournois (effectifs) qui sont communs dans plusieurs sports individuels.

Le golf est le sport idéal pour examiner les effets sur l’effort parce qu’il n’implique pas de confrontation immédiate entre joueurs, contrairement au tennis et à la plupart des autres sports individuels, où le résultat d’un match est déterminé par la performance des deux concurrents. En effet, le score de chaque golfeur reflète sa seule performance. La plupart des tournois de golf distribuent des récompenses pécuniaires plus ou moins de la même façon, avec une fraction similaire de la "cagnotte" totale allant au gagnant, au deuxième, etc. Cependant, la taille totale de la cagnotte varie fortement d’un tournoi à l’autre. Cela suggère qu’une plus large cagnotte peut inciter à davantage d’efforts, mais que cela doit être particulièrement prononcé pour ceux qui sont vers le sommet du classement. Une étude des scores de la Professional Golf Association en 1984 a constaté que cela était effectivement le cas, avec une hausse de 100.000 dollars dans la cagnotte d’un tournoi menant à une amélioration de 1,1 coup dans le score d’un joueur (Ehrenberg et Bognanno, 1990). Cet effet se concentre dans le dernier tour d’un tournoi et dépend du montant qui est en jeu pour un joueur donné, en fonction de sa performance antérieure dans le tournoi. Des résultats similaires ont été trouvés dans les études empiriques portant sur le tennis, un sport où les meilleurs joueurs font mieux dans les tournois les plus lucratifs et en points dans un match quand l’enjeu est le plus élevé. Inversement, il y a certaines preuves empiriques suggérant que dans le football les joueurs "s’étouffent" lorsqu’ils sont sous pression et réalisent de plus mauvaises performances lorsque les enjeux sont les plus élevés.

La productivité dépend-elle des personnes avec lesquelles on travaille ?


Les économistes ont aussi utilisé les données de performances tirées des sports professionnels pour examiner si la productivité d’une personne est influencée par la qualité de ses collègues. De tels effets de débordement peuvent exister parce que les coéquipiers se transmettent des compétences, sont poussés ou encouragés à travailler plus dur lorsqu’ils travaillent aux côtés de pairs plus productifs ou font face à une incitation financière à faire plus d’efforts lorsque leurs coéquipiers réalisent de bonnes performances.

Dans les tournois de la Professional Golfers’ Association, les joueurs sont aléatoirement assignés à un partenaire de jeu, contrairement à la plupart des cadres que les économistes ont étudiés. Puisque les partenaires de jeu peuvent s’observer les uns les autres durant un tournoi, ils ont l’opportunité d’apprendre de l’autre ou d’être motivé par l’autre. Cependant, les analyses empiriques suggèrent que la qualité du partenaire d’un joueur ne fait pas de différence pour leur score global. Néanmoins, la présence d’une superstar (à savoir Tiger Woods) semble réduire les performances des autres joueurs lors des tournois.

Bien sûr, le golf est un sport individuel, ce qui signifie que les effets de débordement ne peuvent être reliés à la nature de la fonction de production. D’autres études se sont focalisées sur le baseball et le basket, où les joueurs doivent interagir efficacement de façon à ce que leur équipe gagne. Cela permet de tester si les effets de débordement sont générés par une maximisation du revenu de la part d’individus, plutôt que des facteurs comportementaux. La théorie implique que le sens de tels effets de débordement dépend de la complémentarité ou substituabilité entre individus dans la fonction de production. Si les individus sont complémentaires, des effets de débordement positifs peuvent émerger, parce que les individus peuvent obtenir une plus grande rémunération de leur performance lorsque leurs coéquipiers réussissent. Cependant, si les individus sont substituables entre eux, des effets de débordement négatifs peuvent dominer, parce que les individus ont une incitation à se comporter en passager clandestin lorsqu’ils ont des collègues plus capables.

Les joueurs du baseball sont répartis entre frappeurs (hitters), dont le boulot est de marquer des points, et les lanceurs (pitchers), dont le boulot consister à empêcher l’équipe adverse de marquer des points. Dans une partie, les lanceurs et les frappeurs peuvent être vus comme substituts l’un pour l’autre, parce qu’une équipe peut gagner le jeu, soit en gagnant un maximum de points, soit en empêchant l’équipe adverse d’engranger des points. Cependant, les frappeurs sont complémentaires aux autres frappeurs et les lanceurs sont complémentaires aux autres lanceurs, parce qu’ils doivent travailler ensemble pour gagner des points ou empêcher l’équipe adverse de gagner des points, respectivement. Les résultats suggèrent que les frappeurs réalisent de meilleures performances dans les saisons au cours desquelles ils jouent avec de meilleurs lanceurs, mais ne sont pas affectés par les autres frappeurs. En réalité, les frappeurs peuvent être vus comme à la fois comme substituts et complémentaires l’un pour l’autre à différents degrés, en fonction de la façon par laquelle ils frappent et la nature d’une partie. Les données sur les frappes individuelles lors des parties de baseball indiquent que les frappeurs sont davantage susceptibles de réussir leur tâche si par ce biais ils augmentent les chances que l’équipe gagne les matchs aléatoires de fin de saison, mais bien moins si l’équipe a déjà une forte probabilité de les réussir (Papps et Bryson, 2019). Un frappeur peut influencer ses coéquipiers par l’un ou l’autre de ces canaux, mais ils les compensent en moyenne, si bien que la taille globale de l’effet de débordement est très faible.

En général, la productivité de joueurs individuels est plus difficile à mesurer dans des sports comme le basket et le football, où les joueurs interagissent de façon déstructurée. Cependant, les données sur chaque occasion au cours de laquelle un joueur tient une balle durant les partis de basket à la NBA indique que les effets de débordement sont une composante importante de la production d’une équipe (Arcidiacono et alii, 2017). Malgré cela, la rémunération des joueurs tend à être principalement déterminée par leurs propres niveaux de productivité, sans prise en compte de l’influence qu’ils ont sur les niveaux de performance des autres joueurs.

Qu’importe leur origine, l’existence d’effets de débordement entre coéquipiers a des implications pour les entraîneurs lorsqu’ils forment les équipes. Si les meilleurs joueurs enseignent des compétences aux autres joueurs, les motivent ou font pression sur eux, consacrer une grande proportion d’un budget salarial fixe sur un unique joueur star peut rapporter de meilleurs résultats pour l’équipe. Cependant, l’inverse peut aussi être vrai, si les joueurs stars sont démotivés à l’idée de jouer avec des coéquipiers moins efficaces. Globalement, il y a des preuves empiriques allant dans le sens d’un niveau "optimal" d’inégalité de capacités dans une équipe. En analysant la performance des équipes de la Ligue majeure de baseball au cours de huit décennies, les études empiriques suggèrent que les équipes gagnent la plupart des jeux quand l’écart-type de la performance entre frappeurs (…) correspond à 6,2 % de la moyenne des performances des frappeurs (Papps et alii, 2011). La plupart des équipes présentent des niveaux de dispersion qui sont plus étalés que cet optimum, ce qui suggère qu’elles gagneraient à ce que la sélection de joueurs soit plus homogène.

Qu’est-ce qui fait un bon chef ?


Les gens peuvent influencés non seulement par leurs pairs, mais également par leurs supérieurs. On considère habituellement que ce qui fait un bon dirigeant est une question hautement subjective. Cependant, les données du sport ont permis aux économistes d’analyser systématiquement les déterminants des réussites managériales. Dans le baseball, les dirigeants avec plus d’expérience et des pourcentages de victoires passées plus élevés gagnent davantage de jeux, lorsque l’on prend en compte la qualité des joueurs de l’équipe. De plus, les joueurs tendent à réaliser de meilleures performances lorsqu’ils ont un dirigeant de meilleure qualité.

Il est aussi possible d’utiliser les sports professionnels pour examiner si des travailleurs à forte capacité font de bons dirigeants. Dans plusieurs organisations, les entraîneurs sont promus de l’intérieur, en fonction de leurs performances au "niveau des ateliers". En utilisant les données de la NBA, une étude a constaté une corrélation entre la capacité d’une personne comme joueur et sa réussite ultérieure comme entraîneur plus tard dans sa vie (Goodall et alii, 2007). Ces effets semblent être assez larges. Par exemple, avoir un entraîneur ayant cinq ans d’expérience de jeu (plutôt qu’aucune expérience) fait gagner six places à l’équipe dans le classement de la ligue.

Quelle est l’ampleur de la discrimination entre joueurs ?


Le travail séminal de Gary Becker sur l’économie de la discrimination suggère que la discrimination de la part des entreprises devrait être éliminée au cours du temps, dans la mesure où l’entrée d’employeurs non discriminateurs évince du marché les employeurs discriminateurs. Les données du sport fournissent un cadre idéal pour étudier l’ampleur de la discrimination sur le marché du travail, puisque les chercheurs peuvent tester si des joueurs à la même productivité, mais ayant des origines ethniques différentes, ont les mêmes chances d’être embauchés ou, s’ils sont embauchés, le sont à des salaires différents. Ils peuvent aussi voir la question plus subtile quant à savoir si la discrimination de la part de ceux qui appliquent les règles peut rendre les joueurs de certains groupes ethniques moins productifs qu’ils ne l’auraient été sinon.

En 1945, Jackie Robinson a signé avec les Brooklyn Dodgers, franchissant la "ligne de couleur" de la Ligue majeure de baseball. Cependant, le processus de déségrégation a été graduel : la dernière équipe à avoir signé un joueur noir a été le Boston Red Sox en 1959. Les joueurs noirs étaient considérablement moins chers que les joueurs blancs : en 1947, les joueurs noirs capables d’aller directement aux ligues majeures depuis les ligues noires étaient souvent payés entre 1.000 et 5.000 dollars, alors que le coût total d’exploitation d’un joueur blanc était probablement supérieur de 100.000 dollars. De plus, les joueurs noirs qui étaient embauchés avaient de meilleures performances moyennes que les joueurs blancs. Chaque joueur noir additionnel qui était embauché était estimé rapporter deux victoires supplémentaires (sur 154 parties) par an. Etant donné le clair avantage compétitif de la signature de joueurs noirs, le fait qu’il fallut 14 ans pour pleinement déségréguer les ligues majeures jette le doute sur la théorie de la discrimination des employeurs de Backer. Cette conclusion est renforcée par les analyses empiriques suggérant que ce fut les équipes qui étaient déjà en réussite qui intégrèrent en premier des joueurs noirs (Goff et alii, 2002). Le fait que les clubs disposent d’un pouvoir de monopole peut contribuer à expliquer pourquoi ils étaient capables de poursuivre leurs pratiques discriminatrices aussi longtemps.

L’érosion des pouvoirs monopolistes des équipes de baseball dans les années 1970 semble avoir réduit l’ampleur de la discrimination salariale. En 1969, les joueurs non blancs gagnaient significativement moins que les joueurs blancs ayant des performances passées et expérience similaires (Scully, 1974). En 1978-1980, il n’y avait plus de différence significative de salaires entre blancs et non-blancs de capacités égales, tandis que les différences salariales demeuraient parmi ceux qui n’étaient pas éligibles pour devenir joueurs disponibles. A l’inverse des données empiriques en ce qui concerne la déségrégation, ces constats sont cohérents avec les prédictions théoriques de Becker et suggèrent que la concurrence sur le marché du travail peut aider les groupes discriminés.

Les analyses empiriques suggèrent aussi indirectement que la discrimination existe dans la ligue de football anglaise, dans la mesure où les clubs avec une proportion supérieure à la moyenne de joueurs noirs réalisent de meilleures performances que les clubs ayant une proportion de joueurs noirs inférieure à la moyenne, après avoir contrôlé leur masse salariale totale (Szymanski et alii, 2000).

La discrimination peut aussi se manifester sous al forme de traitements inégaux des membres d’une origine ethnique donnée sur leur lieu de travail. Les règles de différents sports ont permis aux économistes de tester si c’était le cas. Dans la NBA, les arbitres doivent sanctionner les fautes des joueurs ne respectant pas les règles du sport. Malgré le fait que les matchs soient regardés par des millions de fans, les arbitres semblent traiter inégalement les joueurs, en fonction de leur origine ethnique. Une étude des fautes commises dans les parties jouées entre 1991 et 2004 a trouvé que les arbitres noirs étaient significativement plus enclins à sanctionner les fautes commises par les joueurs blancs et les arbitres blancs à davantage sanctionner celles des joueurs noirs (Price et Wolfers, 2010). Après que ces constats aient reçu une grande attention des médias, une étude ultérieure à trouvé que la prévalence d’un tel comportement s’est réduite. Des phénomènes similaires ont aussi été décelés dans le cas du baseball (…) (Parsons et alii, 2011). (...)

Qu’est-ce qui explique les comportements non éthiques sur le lieu de travail ?


Les données du sport ont aussi permis d’examiner ce qui provoque les pratiques injustes et la corruption parmi les salariés. Le modèle économique du crime développé par Gary Becker et d’autres pose que les individus sont davantage susceptibles de s’engager dans des activités illégales lorsque les gains de cette activité sont larges, la probabilité d’être attrapé faible et la punition faible. Cependant, cela suppose un niveau de rationalité qui n’est pas réaliste dans de nombreux cas. L’examen du modèle de Becker a été freiné par la difficulté de calculer les coûts et bénéfices attendus d’un acte criminel. A nouveau, les sports offrent des avantages en termes de mesure : en comparaison avec presque tous les autres cadres, il est possible de mesurer plus précisément ce qu’une personne spécifique tire comme gain d’un "crime", ce qu’elle sait à cet instant-là et quelle est la probabilité que son "crime" soit détecté.

Le basket universitaire aux Etats-Unis fournit un cadre utile pour examiner si l’incidence des fautes commises durant une partie change en réponse à la probabilité que ce comportement soit détecté. En 1978, le nombre de responsables de l’Atlantic Coast Conference est passé de deux à trois par partie. Cela s’est traduit par une baisse de 34 % du nombre de fautes par jeu.

En utilisant l’information sur les résultats de tournois de lutte sumo, une étude a examiné si la corruption était plus probable lorsque les bénéfices d’être corrompu sont plus élevés (Duggan et Levitt, 2002). Les lutteurs sumo reçoivent le plus grand élan en termes de classement une fois qu’ils gagnent leur huitième match à un tournoi. Il apparaît qu’ils gagnent un huitième match plus souvent que ce qui est attendu. Bien sûr, cela pourrait s’expliquer par le fait que la perspective d’une huitième victoire les motive. Mais la fois suivante où les deux lutteurs se retrouvent, l’opposant a aussi une probabilité de gagner plus élevée qu’attendu, ce qui suggère une collusion. (...) »

Kerry L. Papps, « Sports at the vanguard of labor market policy », in IZA, World of Labor, n° 481, juillet 2020. Traduit par Martin Anota



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