« L’action judiciaire intentée par le Département de la Justice américain contre Google constitue peut-être la première salve d’un flot de procès antitrust lancés contre les géants du numérique. Limiter le pouvoir de ces entreprises est l’une des rares propositions qui aient reçu un soutien bipartisan au Capitole.

Le procès de Google se focalise sur les "pratiques anticoncurrentielles et d’éviction sur les marchés des moteurs de recherche et des publicités qui leur sont liées", mais un long rapport publié récemment par le Comité antitrust de la Chambre des Représentants liste divers autres problèmes sur le radar des responsables politiques. En plus de la position dominante de Google dans la publicité numérique et de sa possible tendance à favoriser excessivement les résultats de recherches qui lui soient bénéfiques, les législateurs américains ont à l’œil le contrôle des médias sociaux par Facebook, l’emprise d’Amazon sur les marchés de détail et les possibles violations de la vie privée par toutes les grandes plateformes.

Mais les effets pernicieux des géants du numérique sur la croissance économique et le bien-être des consommateurs peuvent découler moins des "pratiques anticoncurrentielles et d’exclusion" que de leur rôle dans l’orientation du changement technologique. Il est utile de rappeler que nous pouvons toujours utiliser différemment notre temps, nos ressources et notre attention dans le développement et le déploiement d’une technologie. Nous pouvons continuer d’investir dans les technologies qui aident les dirigeants, ingénieurs et professionnels qualifiés ou nous pouvons investir dans des technologies qui améliorent la situation des travailleurs peu qualifiés. Nous pouvons déployer notre savoir-faire actuel pour améliorer la création d’énergies à base de charbon ou nous pouvons porter notre attention sur des sources d’énergie plus propres telles que le solaire ou l’éolien. Nous pouvons orienter la recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle vers l’automatisation des tâches réalisées par les travailleurs et l’amélioration de la reconnaissance faciale et de la surveillance ou nous pouvons utiliser les mêmes technologies sous-jacentes pour augmenter la productivité humaine et assurer une communication privée sécurisée et un discours politique basé sur les faits, préservé de la manipulation.

Divers facteurs vont déterminer quelles alternatives reçoivent le plus d’attention de la part des chercheurs et des entreprises. La taille du marché pour les nouvelles technologies dépend naturellement fortement de ceux qui prennent les décisions d’investissement dans les entreprises en quête de profit. Mais les besoins, les modèles commerciaux et la vision des entreprises orientant l’innovation technologique peuvent être de plus cruciaux déterminants pour des tendances plus générales.

Quand Microsoft dominait le marché du PC avec son système d’exploitation Windows dans les années 1990, elle n’avait pas d’incitation à investir dans les systèmes d’exploitation alternatifs ou des produits qui n’auraient pas été compatibles avec Windows. De même, les géants de la Silicon Valley ne sont pas poussés à développer des technologies susceptibles de cannibaliser leurs profits, tout comme les compagnies pétrolières n’ont pas été les premières à développer l’énergie verte qui concurrence directement les énergies fossiles. Sans surprise, quand des entreprises comme Facebook, Google, Amazon et Netflix redoublent d’efforts pour démontrer leur puissance technologique, elles le font dans des domaines qui sont compatibles avec leurs propres intérêts et modèles commerciaux.

En outre, chacune de ces entreprises est conduite non seulement par ses sources de recettes et catalogues de produits actuels, mais aussi par leur vision des choses. L’équipe dirigeante de chaque entreprise apporte ses propres approche, idiosyncrasies et préoccupations au processus d’innovation. L’iPod, l’iPhone et l’iPad étaient les produits de l’approche de l’innovation propre au cofondateur d’Apple Steve Jobs, si bien que ces technologies ne pouvaient être facilement émulées par d’autres acteurs. La réponse de Microsoft à la réussite mondiale et immédiate dont jouit l’iPod a été le lecteur Zune, un échec désastreux que beaucoup ont oublié.

Bien sûr, il n’y a en soi pas de problème avec le fait que les entreprises qui réussissent développent leur propre vision. Mais les choses sont différenctes quand une entreprise particulière devient le seul joueur en lice. Historiquement, les plus grandes avancées technologiques sont survenues quand plusieurs entreprises dans plusieurs secteurs testaient différentes idées.

Le problème aujourd’hui n’est pas simplement que les géants du numérique ont atteint une taille gargantuesque, c’est aussi que leurs investissements en recherche-développement déterminent la direction globale du changement technologique. Tous les autres acteurs du marché n’ont guère d’autre choix que de proposer des produits et services interopérables avec ceux des plateformes majeures, si bien qu’ils dépendent de ces dernières et leur sont subordonnés.

En termes de recherche-développement, le McKinsey Global Institute estime que les deux tiers des dépenses mondiales de développement de l’intelligence artificielle sont réalisées par quelques unes des plus larges entreprises chinoises et américaines de nouvelles technologies. En outre, ces entreprises partagent non seulement une vision similaire de la façon par laquelle les données et les intelligences artificielles doivent être utilisées (en l’occurrence, à des fins d’automatisation des tâches réalisées par les travailleurs et de surveillance), mais elles influencent aussi de plus en plus d’autres organisations, comme les lycées et les universités (…).

Le manque de diversité en recherche-développement apparaît même encore plus coûteux quand l’on considère les nombreuses technologies et plateformes alternatives qui auraient sinon été à notre disposition. Une fois que tous les œufs ont été mis dans un même panier, cela réduit le champ des possibles, car les alternatives ne peuvent plus faire face à la concurrence.

L’évolution des technologies énergétiques offre un bon exemple. La réduction des émissions de gaz à effet de serre aurait été impossible il y a trois décennies et demeure aujourd’hui un défi, pour la simple raison qu’un énorme montant a été investi dans la production de carburant fossile, les véhicules à combustion interne et toute l’infrastructure requise. Il a fallu trois décennies de subventions et d’autres dispositifs incitatifs pour qu’il y ait un rattrapage du côté de l’énergie renouvelable et les véhicules électriques. Le fait que ces technologies dépassent désormais les énergies fossiles dans plusieurs contextes montre ce qui peut être accompli via des politiques pour soutenir des plateformes alternatives qui soient davantage désirables d’un point de vue social.

Pourtant, il est rarement facile de réorienter le changement technologique, parce qu’il requiert une approche pluridimensionnelle. Il est important de limiter la taille des entreprises meneuses, mais cela ne suffit pas. Bien qu’une poignée de sociétés représente 25 % de la valorisation boursière américaine, démanteler Facebook, Google, Microsoft et Amazon ne suffira pas pour restaurer la diversité nécessaire pour l’innovation au niveau agrégé. Il faut aussi qu’il y ait de nouvelles entreprises, développant des visions différentes, et des gouvernements enclins à réclamer le rôle meneur qu’ils ont déjà joué par le passé dans le changement technologique. Il est toujours de notre pouvoir de pousser la technologie en direction de l’amélioration de la situation des travailleurs, des consommateurs et des citoyens plutôt que dans la conception d’un Etat espion dépourvu de bons emplois. Mais le temps presse. »

Daron Acemoglu, « Antitrust alone won’t fix the innovation problem », 30 octobre 2020. Traduit par Martin Anota



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