« Ce mémo doit débuter par quelques mots de félicitations. La Banque Centrale Européenne (BCE) n’est certes pas parvenue à atteindre sa cible d’inflation (et je reviendrai sur ce sujet ci-dessous), mais elle a su stabiliser les marchés financiers et contribuer à soutenir l’activité économique dans la zone euro. Cela a été le cas lors de la crise financière mondiale et de la crise de la zone euro, mais aussi lors de la crise du coronavirus. Pour y parvenir, la BCE a introduit plusieurs nouveaux programmes et outils. Son bilan a été multiplié par 9 depuis 2000 et de 40 % depuis le début de la crise du coronavirus (cf. graphique). Il est temps de faire l’inventaire.

GRAPHIQUE Taille du bilan de la BCE (en milliers de milliards d'euros)

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Pour cela, nous devons distinguer entre trois environnements économiques différents. Appelons le premier la "dislocation" pour désigner les moments où les marchés financiers connaissent de soudaines fuites de capitaux, où les investisseurs financiers quittent ou pénètrent soudainement des marchés, entraînant d’amples perturbations et d’amples mouvements des prix. L’Europe a connu de tels moments au printemps. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Appelons le deuxième la "stagnation séculaire" pour désigner les périodes où le taux sûr réel neutre est si faible que, en combinaison avec une faible inflation, il limite la capacité de la banque centrale à utiliser le taux directeur comme principal outil de politique monétaire. La BCE fait face à un tel environnement depuis plus d’une décennie à présent.

Appelons le troisième "les temps normaux", ou peut-être plus correctement les "anciens temps", ces périodes où le taux neutre et, par implication, le taux nominal sont suffisamment élevés en moyenne pour qu’il y ait peu de contraintes sur la fixation du taux directeur. Selon les prévisions et les prix de marché, ce n’est pas prêt d’arriver de si tôt.

Considérons le premier : la BCE a su bien faire les choses pour combattre la dislocation. Elle a négocié des lignes de swap avec la Réserve fédérale, fourni d’amples liquidités aux marchés et aux institutions et su rapidement stabiliser les marchés financiers. Elle est prête à le faire de nouveau si nécessaire. Considérons le troisième : pour l’instant, l’Europe n’a pas à se demander quoi faire en "temps normal" : elle aura le temps de réfléchir et peut-être de changer les outils de politique économique si les temps normaux revenaient. Ce qui laisse la question de la politique monétaire dans le cas de la stagnation séculaire, chose sur laquelle je me focaliserai dans le reste de ce mémo.

Première priorité : donner davantage de place à la politique budgétaire


Dans un régime de stagnation séculaire, la question centrale est la bonne combinaison entre politique monétaire et politique budgétaire. En "temps normal", l’allocation est simple. La politique budgétaire doit se focaliser sur des objectifs budgétaires et laisser la stabilisation macroéconomique essentiellement à la politique monétaire. Dans le cas de la stagnation séculaire, la réponse n’est pas si simple. La politique monétaire ne peut assurer la tâche seule et cette limitation s’est en effet manifestée à travers l’incapacité durable de la BCE à atteindre sa cible d’inflation. Les politiques budgétaire et monétaire sont nécessaires pour la stabilisation macroéconomique et la combinaison est complexe.

Face à un écart de production négatif, un soutien insuffisant de la part de la politique budgétaire force la banque centrale à aller au-delà de sa zone de confort pour soutenir l’activité économique, la forcer à réduire les primes de risque peut-être excessivement et au cours du processus prendre des risques, non seulement financiers, mais aussi politiques. Un soutien excessif de la part de la politique budgétaire, d’un autre côté, peut soulever des problèmes de soutenabilité de la dette publique, inquiéter les marchés financiers, accroître les spreads et compliquer la tâche de la banque centrale.

Les politiques budgétaire et monétaire doivent donc trouver le point idéal, ce qui n’est pas facile à faire. Je crois qu’au cours de la crise actuelle, les autorités budgétaires nationales européennes et la BCE s’en sont bien approchées. Les risques pesant sur les bilans de la BCE et des banques nationales sont restés limités. Et, étant donné la faiblesse des taux d’intérêt et des spreads, les risques en termes de la soutenabilité de la dette publique sont aussi restés très faibles. Je vais toutefois souligner trois choses que je considère comme importantes.

La première implique la sémantique. "La stabilisation des marchés" et "l’amélioration du mécanisme de transmission" décrivaient bien ce que la BCE faisait lors de la phase de dislocation. Empêcher une panique autoréalisatrice sur les obligations publiques italiennes au début de l’année fut clairement la bonne politique à suivre. Ces termes peinent à décrire ce que la BCE fait aujourd’hui. Avec les détentions d’obligations proches de 3000 milliards d’euros, la BCE ne se contente pas de stabiliser les marchés ; elle réduit les spreads.

La deuxième concerne la division du travail entre politique budgétaire et politique monétaire. Réduire les spreads est la bonne chose à faire. Si le taux directeur ne peut davantage baisser et si l’activité économique et l’inflation restent excessivement faibles, il y a de bons arguments de second-best en faveur d’une réduction des spreads au-delà de ce que le marché aurait atteint, même si cela entraîne certaines perturbations. La question, cependant, est de savoir quand est-ce que cela n’est plus du ressort de la BCE mais de la politique budgétaire. Les programmes de liquidité de la BCE sont des carottes, non des bâtons. Si un gouvernement commençait à mal se comporter, la BCE ferait face à de très difficiles décisions et peut-être à des problèmes de bilan. Un Mécanisme Européen de Stabilité et un programme OMT plus légers, avec une conditionnalité très limitée mais toujours la possibilité de forcer un ajustement si nécessaire, serait une meilleure façon de fournir un prêt souverain à de plus faibles taux et de réduire l’exposition de la BCE. L’Europe ne peut arriver aujourd’hui à un tel accord, comme les marchés réagiraient sûrement très mal à celui-ci, mais les autorités européennes doivent se demander si une telle transition doit survenir à un moment ou à un autre.

La troisième concerne la nécessité de changements institutionnels majeurs du côté de la politique budgétaire, un changement des règles budgétaires, un pas supplémentaire vers l’union budgétaire et la nécessité d’un partenaire budgétaire à la BCE. Ce n’est pas de la responsabilité de la BCE, mais ils sont nécessaires pour que la BCE puisse assurer sa mission. Atteindre la bonne combinaison entre politique monétaire et politique budgétaire dans l’environnement actuel est difficile quand il y a 19 autorités budgétaires. Avoir un partenaire budgétaire officiel aiderait. Les règles budgétaires de l’UE ont été suspendues et les gouvernements de la zone euro ont été enclins à utiliser agressivement la politique budgétaire, mais les règles ne peuvent être à jamais suspendues. Elles doivent être réécrites pour prendre en compte les nouvelles réalités. Un plus grand rôle pour le MES comme suggéré ci-dessus nécessiterait un pas supplémentaire vers l’union budgétaire. Il est approprié pour la BCE de se prononcer en faveur de telles réformes, en indiquant que si celles-ci n’étaient pas mises en œuvre, elle serait forcée de prendre des risques excessifs, ce qui ne serait dans l’intérêt de personne.

Deuxième priorité : ce n’est pas le moment de relever la cible d’inflation


Penchons-nous sur d’autres questions, que je considère comme moins fondamentales, mais qui font l’objet davantage d’attention et qui seront discutées dans la revue stratégique de la BCE.

Il y a presque un accord universel entre économistes pour dire que, en général, les banques centrales doivent avoir un double mandat, comprenant la stabilisation de l’écart de production et la stabilisation de l’inflation. Mais le mandat unique de la BCE n’est pas forcément mauvais dans les faits : la stabilisation de l’inflation à sa cible va en général se traduire par une bonne performance de la production. De plus, la réalité est que la BCE s’inquiète de l’écart de la production et de l’inflation. Si l’inflation était à 2 % et si, pour une raison ou une autre, la production était bien en-deçà de son potentiel, je suis sûr que la BCE maintiendrait une politique monétaire expansionniste. Donc, étant donné la difficulté d’atteindre un changement de Traité, je laisse cette question de côté et je ne dérangerai pas le chat qui dort.

Que penser d’un relèvement de la cible de taux d’inflation ? Pa rapport au débat et aux divers articles qui ont été écrits avant la crise financière mondiale, qu’avons-nous appris à ce sujet ? D’un côté, nous avons appris que la probabilité de nous retrouver à la borne inférieure zéro est plus élevée que nous l’avions estimée ; que la raison sous-jacente ne tient pas simplement à des chocs négatifs, mais à une baisse du taux neutre par rapport au passé. D’un autre côté, nous avons appris qu’une banque centrale peut fixer des taux d’intérêt légèrement négatifs, ce qui relâche la borne inférieure. La courbe de Phillips est devenue non seulement plus plate, mais elle l’est devenue davantage à la baisse, ce qui réduit le risque d’une spirale déflationniste catastrophique. Et la faible inflation a rendu l’inflation moins saillante et les anticipations d’inflation plus visqueuses, un développement utile pour la politique monétaire.

Donc, même s’il semble en résumé que la BCE serait en meilleure position avec une cible d’inflation plus haute, ce n’est pas le moment de la relever. Nous devons clairement sortir d’une inflation "inférieure, mais proche, à 2 %" pour une inflation "à 2 %", mais ne pas aller plus loin. La crédibilité de la cible actuelle est déjà faible, la crédibilité d’une cible plus élevée serait encore plus faible. Contrairement à ce que la Réserve fédérale a dit, je laisserais la porte ouverte pour reconsidérer cette éventualité lorsque l’inflation sera revenue à 2 %.

Que dire à propos de l’idée de suivre la Fed et d’adopter un ciblage de l’inflation moyenne ou d’opter pour une version plus forte, le ciblage du niveau des prix ? D’un point de vue opportuniste, étant donné le contexte, cela constituait potentiellement une bonne manœuvre de la Fed, dans la mesure où elle pouvait ainsi accroître les anticipations d’inflations et réduire les taux réels (il s’avère que cela n’a pas été le cas, ce qui signale quelque chose de plus général à propos de la capacité de la politique monétaire à gérer les anticipations). La question pertinente, cependant, est de savoir si c’est une bonne règle en général. Si elle est symétrique, elle ne sera pas crédible : aucune banque centrale ne va déclencher une récession au motif que l’inflation est bonne aujourd’hui, mais qu’elle était trop élevée par le passé. Donc elle doit être asymétrique, peut-être comme selon la proposition avancée par l’ancien président de la Fed Ben Bernanke. Ainsi, je crois qu’elle peut-être moins floue que ne l’a décrite la Fed. Le flou à propos du laps de temps au cours duquel la moyenne est calculée et ce que cela signifie à propos du taux d’inflation que la banque centrale va tolérer va embrouiller les investisseurs financiers et compliquer la politique monétaire. Elle compliquera davantage les choses qu’elle ne les simplifiera. Si la banque centrale emprunte cette voie, je crois que le contrôle de la courbe des taux, à la Banque du Japon, serait une meilleure façon d’envoyer le bon signal. La BCE doit davantage explorer cette idée.

Je n’ai pas dit dans quelle mesure la politique monétaire devrait s’inquiéter de la répartition des revenus ou du changement climatique. C’était intentionnel. Dans le rôle de la BCE en tant que superviseur des marchés financiers, il est certes nécessaire de prendre en compte l’impact du changement climatique sur le portefeuille des institutions financières. Il serait malavisé d’aller au-delà, sauf lorsque le choix de différents outils de politique monétaire présente d’évidentes implications pour la répartition des revenus ou la nature de la croissance économique. La BCE peut avoir au mieux un effet marginal sur ces évolutions et avoir trop de cibles l’empêcherait d’accomplir le mieux qu’elle puisse son principal mandat. »

Olivier Blanchard, « Memo to the European Central Bank on achieving the right fiscal-monetary policy mix », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 24 novembre 2020. Traduit par Martin Anota



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