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"Quand le gouvernement cherche à couper le gâteau économique dans des parts plus égales, la taille du gâteau diminue"

Selon le premier principe d’une liste de dix, les étudiants apprennent qu’une distribution plus inégale du revenu entraîne une production plus élevée. Mankiw ajoute : "C’est une leçon concernant la répartition du revenu sur laquelle presque tout le monde s’accorde". Mais il n’y a guère de preuves empiriques allant dans ce sens. Les données de l’OCDE concernant les inégalités dans la distribution du revenu (mesurées par l’indice de Gini du revenu net des ménages) montrent de très fortes inégalités dans des pays très pauvres comme l’Afrique du Sud, le Chili, le Mexique, la Turquie ou la Bulgarie. A l’opposé, les pays scandinaves, très puissants économiquement (selon le PIB par tête) sont caractérisés par de très faibles inégalités de revenu. Outre la mauvaise description de la relation entre répartition du revenu et performances économiques, il est utile de noter que Mankiw décrit la redistribution des revenus comme un processus qui réduit les incitations à "travailler dur". Cela suggère que les gens avec des hauts revenus font plus d’efforts que ceux ayant de faibles revenus.

"Le gouvernement peut parfois améliorer les résultats du marché"

(…) Mankiw admet que le processus de marché n’est pas en soi capable de fournir assez de nourriture, de vêtements et de soins à l’ensemble des citoyens. Mais pour lui, cela ne justifie pas forcément une intervention de l’Etat. (…) On peut trouver une vision bien différente de l’Etat dans la description classique des fonctions de l’Etat que propose le spécialiste des finances publiques, Richard Musgrave (1959), une description qui reste selon moi tout à fait pertinente aujourd’hui. Il distingue entre fonction de distribution, fonction d’allocation et fonction de stabilisation. A l’inverse de Mankiw, qui parle seulement de la possibilité de l’intervention publique, Musgrave déclarait : "le secteur public, lorsqu’il accomplit ses différentes tâches, constitue une composante essentielle du bon fonctionnement d’une société". (...)

"La société fait face à un arbitrage à court terme entre inflation et chômage"

Mankiw présente la relation entre inflation et chômage comme l’un de ses dix principes. Selon lui, il y a toujours un arbitrage entre inflation et chômage à court terme. Même si Mankiw admet que certains économistes doutent toujours de cette relation, il prétend qu’elle est acceptée par la plupart des économistes.

Le problème est que plusieurs présentations de manuels de macroéconomie n’analysent pas systématiquement les chocs. (...) Il n’y a pas d’"arbitrage" entre inflation et chômage dans le cas d’un choc de demande. Dans le modèle offre agrégée-demande agrégée traditionnel, un choc de demande négatif entraîne un déplacement de la courbe de demande agrégée vers la gauche. Dans ce cas, le niveau des prix et la production diminuent. Si la banque centrale ou les autorités budgétaires réagissent à un tel choc, elles peuvent ramener la courbe de demande agrégée à sa position initiale en poursuivant des politiques expansionnistes. Donc, il n’y a pas d’ "arbitrage" entre la stabilisation du niveau des prix et la production. Dans le monde simple du modèle offre agrégée-demande-agrégée, on peut alors approximer l’inflation par la variation du niveau des prix et le chômage par l’écart de production.

Le conflit d’objectifs qu’évoque Mankiw existe seulement dans la situation faisant suite à un choc d’offre. Dans ce cas-là, la banque centrale (ou le ministère des Finances) doit en fait se demander s’il faut donner la priorité à la stabilisation de la production ou du niveau des prix.

"Un salaire minimum provoque du chômage"

(…) Certes, Mankiw souligne dans son manuel que les économistes sont en désaccord sur la question. Cependant, il ne s’appuie que sur les études sur l’effet du salaire minimum sur la situation des jeunes sur le marché du travail. Il prétend que les avocats du salaire minimum ont eux-mêmes concédé que le salaire minimum aurait des effets négatifs sur l’emploi, mais qu’ils "croient" que ces derniers sont faibles et que, globalement, un salaire minimum améliore la situation des plus modestes. La pléthore d’études qui conclut que le salaire minimum n’a pas d’impact négatif sur l’emploi est simplement ignorée par Mankiw.

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Analytiquement, les diagrammes ci-dessus donnent l’impression que le salaire minimum a un impact négatif sur l’emploi. Le diagramme suppose qu’il y a une parfaite concurrence du côté de l’offre et du côté de la demande et que l’effet de substitution l’emporte sur l’effet de revenu lorsque le salaire change. Nous avons alors une courbe d’offre de travail croissante.

Pour un cours introductif, il n’est certes pas facile d’expliquer le fonctionnement du marché du travail pour un monopsone ou pour une situation dans laquelle l’effet de revenu prédomine. Au lieu de se contenter de présenter la seule représentation standard comme le fait Mankiw, représentation qui reste ensuite ancrée dans la tête des étudiants, il faut cependant donner au moins une autre représentation. (...)

Il n’est en outre pas facile de représenter le marché du travail avec une courbe d’offre de travail qui présente une partie décroissante, c’est-à-dire par une courbe en forme de S (Dessing, 2002).

"La déflation permet à l’économie de sortir de récession"

L’une des affirmations les plus surprenantes du manuel de macroéconomie est celle selon laquelle la déflation (Mankiw parle de baisse du niveau des prix) permet à l’économie de sortir de récession. Ce résultat peut être dérivé du cadre du modèle d’offre agrégée-demande agrégée. Il ne faut toutefois pas oublier que ce modèle est dérivé du modèle IS-LM. Dans ce dernier, il est supposé que la banque centrale maintient constante l’offre de monnaie nominale. Si le niveau des prix chute, l’offre de monnaie réelle (M/P) augmente. (…) Cela pousse à la baisse le taux d’intérêt nominal.

Conséquence d'une chute de la demande agrégée

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La chute du taux d’intérêt nominal accroît la composante de l’investissement qui dépend du taux d’intérêt, ce qui accroît la demande globale via le multiplicateur d’investissement. De ce point de vue, une chute du niveau des prix peut en principe entraîner le déplacement sur la courbe de la demande agrégée de B à C. Le déplacement sur la courbe de la demande agrégée de B à C est par conséquent une conséquence de la chute du niveau des prix.

Mankiw ne prend, cependant, pas en compte que, dans le cas de la déflation, le taux d’intérêt nominal peut rapidement atteindre zéro. Cela signifie qu’il y a déjà une limite inférieure pour la chute du taux d’intérêt nominal, qui devait en principe stabiliser l’économie. Et puisque l’investissement n’est pas déterminé par le taux d’intérêt nominal, mais par le taux d’intérêt réel, lorsque le taux d’intérêt nominal bute sur sa borne inférieure en présence de déflation, le taux d’intérêt réel peut en fait augmenter à mesure que les prix baissent. Au lieu de constituer nous faisons alors face à un processus, non pas stabilisateur, mais déstabilisateur.

En outre, la déflation se révèle déstabilisatrice pour les débiteurs et le système financier si elle suite une phase de fort endettement. Irving Fisher (1933) a évoqué le risque d’une "déflation par la dette" (debt-deflation).

La dette publique freine la croissance économique

La question de la relation entre dette publique et croissance économique est susceptible d’être particulièrement pertinente pour la politique économique. Mankiw estime que la dette publique réduit l’épargne et donc l’investissement dans une économie, ce qui freine la croissance économique.

Le problème fondamental ici est que le contexte est présenté dans le cadre du modèle de l’économie classique. Celui-ci ne prend en compte qu’un seul bien, utilisé à la fois comme bien de consommation, de bien d’investissement et d’actif financier. Les investissements doivent donc être "financés" par des ménages retardant leur consommation (c’est-à-dire épargnant). De cette façon, le bien devient disponible comme actif financier et celui-ci peut alors être utilisé par les investisseurs comme bien d’investissement (comme "capital"). Dans ce modèle, il n’est pas possible de financer l’investissement via le crédit bancaire et, dans le cas de l’Etat, via la banque centrale. (…)

Mais même dans le cadre du modèle classique, le résultat présenté par Mankiw n’est pas convaincant. Il fait implicitement l’hypothèse que le gouvernement utilise les fonds qu’il emprunte exclusivement pour la consommation. En outre, il dépend de l’hypothèse curieuse selon laquelle la demande additionnelle de crédit du gouvernement n’accroîtrait pas la demande agrégée du crédit, mais réduirait l’offre de fonds prêtables résultant de l’épargne des ménages.

Si nous supposons plutôt que le gouvernement emprunte pour financer l’investissement, les choses changent énormément. L’effet peut être représenté par un déplacement de la demande de crédit (et non par un déplacement de l’offre de fonds d’épargne). Le déplacement de la demande d’investissement entraîne alors une hausse du taux d’intérêt et, au nouvel équilibre, davantage d’épargne et davantage d’investissement. C’est donc l’exact opposé de ce que Mankiw suggère. L’emprunt public finançant l’investissement public stimule alors la croissance économique.

Les banques collectent des dépôts, puis les prêtent sous forme de prêts

Mankiw n’est pas le seul à penser que les banques sont de simples intermédiaires entre épargnants et investisseurs. Cette erreur tient aussi à la modélisation (…) du système financier dans la théorie (néo)classique. C’est encore aujourd’hui le paradigme qui façonne la plupart des travaux universitaires sur les questions relatives au système financier. Puisque dans le modèle de l’économie (…) il n’y a qu’un seul bien, qui n’est mis à la disposition du marché financier que si les ménages retardent leur consommation, le rôle des banques est réduit à celui d’un simple conduit entre épargnants et investisseurs.

Cela n’a rien à voir avec la réalité. (…) Dans un modèle monétaire (réaliste), les dépôts sont principalement créés à travers l’activité de crédit des banques commerciales. Et si les dépôts sont créés par des ménages apportant du liquide à la banque, alors cette liquidité a précédemment été créée par l’activité de prêt de la banque centrale.

Il est étonnant que les livres de Mankiw présentent le processus de création monétaire par les banques avec le modèle traditionnel du multiplicateur monétaire (…). Le modèle du multiplicateur monétaire n’est pas réaliste. Il suppose que les banques utilisent chaque émission de monnaie par la banque centrale pour prêter. Comme le montrent les achats d’actifs par les banques centrales, ce mécanisme n’est pas approprié. Il suppose un déséquilibre sur le marché des prêts bancaires, où il y aurait un excès de demande de prêts bancaires au taux prêteur qui prévaut.

Le lien de causalité supposé par le modèle du multiplicateur monétaire, selon lequel un accroissement de l’offre de monnaie par la banque centrale entraîne davantage de prêts bancaires et une hausse de l’offre de monnaie, est également inapproprié dans la mesure où les banques centrales ne contrôlent pas l’activité de crédit des banques commerciales via la base monétaire en temps normal, mais via le taux d’intérêt sur le marché monétaire. (...) »

Peter Bofinger « Best of Mankiw: Errors and tangles in the world's best-selling economics textbooks », INET, 3 janvier 2021. Traduit par Martin Anota



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