« (…) Je voulais juste dire un petit mot à propos d’un article qui vient d’être publié dans le Financial Times et qui me déconcerte à plusieurs niveaux. Ruchir Sharma rejette le plan de relance de Joe Biden au motif qu’il risquerait d’"exacerber les inégalités et d’affaiblir la croissance de la productivité". L’essentiel de sa démonstration se trouve dans le paragraphe suivant :

"Monsieur Biden a bien saisi cette vision des choses lorsqu’il dit, en annonçant son programme de dépenses, qu’avec des taux d’intérêt à des niveaux historiquement faibles, nous ne pouvons nous permettre l’inaction. Cette vision des choses néglige les effets corrosifs que des déficits et des dettes toujours plus élevés ont déjà eus sur l’économie mondiale. Ces effets, contrairement à une forte inflation ou à effondrement du dollar, ne sont pas les signaux spéculatifs d’une crise future. Il y a de plus en plus de preuves empiriques, provenant de la Banque des règlements internationaux, de l’OCDE et de Wall Street suggérant que quatre décennies d’interventions croissantes des gouvernements dans l’économie se sont traduites par un ralentissement de la croissance de la productivité, c’est-à-dire au rétrécissement du gâteau global, et au creusement des inégalités de patrimoine."

Si on lit les deux articles cités par Sharma, ils disent, en résumé, (a) que les politiques monétaires expansionnistes ont accru les inégalités via une hausse des prix d’actifs (alors que pour les faibles taux d’intérêt et les cours obligataires, il n’y a pas de lien clair) ; (b) que l’accroissement de la part des entreprises zombies freine la performance des entreprises les plus productives, ce qui freine la croissance de la productivité globale.

Jusqu’à présent, tout va bien. Donc, où est le problème ? C’est tiré par les cheveux de relier ces résultats à un niveau excessive de dette et de déficit, à la "relance constante" (et encore, je reste poli). C’est un cas manifeste d’économie zombie.

Commençons avec la politique monétaire et son impact sur les inégalités (petite note : l’effet n’est pas si évident). On peut voir les politiques monétaires expansionnistes comme la conséquence de la domination budgétaire, d’un niveau excessif du déficit et de la dette qui force les banques centrales à financer le gouvernement. Mais, elles peuvent aussi être perçues comme la conséquence d’une stagnation de la demande globale due à des politiques budgétaires excessivement restrictives, ce qui force les banques centrales à intervenir. Beaucoup ont affirmé au cours de la dernière décennie que l’une des causes de l'activisme de la banque centrale, en particulier au sein de la zone euro, a été l’inertie des politiques budgétaires. Vous n’êtes pas tenu de me croire. Mais lisez le discours d’adieu de l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, en octobre 2019 :

"Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où les faibles taux d’intérêt ne délivrent pas le même degré de relance que par le passé, parce que le taux de rendement sur l’investissement dans l’économie a chuté. La politique monétaire peut toujours atteindre son objectif, mais elle pourrait le faire plus rapidement et avec moins d’effets collatéraux si les politiques budgétaires étaient alignées avec elle. C’est pourquoi, depuis 2014, la BCE a de plus en plus souligné l’importance de la combinaison des politiques macroéconomiques dans la zone euro."

Une politique budgétaire plus active dans la zone euro aurait permis d’ajuster nos politiques plus rapidement et de retrouver plus vite des taux d’intérêt plus élevés. (…) De façon à revenir à la politique monétaire standard, la politique budgétaire doit faire sa part des choses. Notez que Draghi pointe une autre source de problèmes : la causalité ne va pas des politiques expansionnistes aux faibles taux d’intérêt, mais dans l’autre sens. Nous avons connu une longue période de stagnation séculaire, d’excès d’épargne, de faibles taux d’intérêt et d’insuffisance chronique de la demande globale que la politique monétaire accommodante peut contenir en maintenant ses taux au plus proche du taux "naturel", mais pas régler. A nouveau, la politique budgétaire doit faire son boulot.

En ce qui concerne les entreprises zombies, il n’est pas clair (…) pourquoi cela démontrerait que la relance n’est pas conseillée. L’article décrit une tendance séculaire dont les racines seraient l’investissement insuffisant des entreprises et une chute du taux de croissance potentiel (qui serait liée selon les auteurs à une chute de la productivité multi-factorielle). Le débat sur le rôle de la politique budgétaire sur ces problèmes est aussi vieux que la macroéconomie. Toutefois, au cours des vingt dernières années, le curseur est allé à l’encontre des idées de Sharma et de plus en plus d’études soulignent la présence d’effets d’entraînement : en particulier quand le stock de capital public est trop faible (ce qui est précisément le cas dans la plupart des pays développés) une hausse de l’investissement public (une "relance constante") a un impact positif sur l’investissement privé et la croissance potentielle (…). Le manque d’investissement public est aussi largement perçu comme l’un des facteurs maintenant nos économies piégées dans la stagnation séculaire.

Il y a quinze ans, on aurait pu lire l’attaque de Sharma contre la politique budgétaire dans plusieurs revues (plus ou moins prestigieuses). Mais même alors, il aurait été facile de démontrer qu’elle s’avère inexacte et qu’elle dépend fondamentalement d’un a priori idéologique. Aujourd’hui, elle semble tout simplement avoir été écrite par une personne vivant dans une autre galaxie. »

Francesco Saraceno, « Zombie arguments against fiscal stimulus », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), 20 janvier 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Politiques conjoncturelles : une décennie de divergences »

« La stagnation séculaire n'est-elle qu'un mythe ? »

« Les taux neutres, la stagnation séculaire et le rôle de la politique budgétaire »

« C’est le moment de relancer les infrastructures »

« Quel est l’impact de la politique monétaire sur les inégalités ? »