« (…) Tout employeur se préoccupe du coût du travail, c’est-à-dire des salaires et des cotisations sociales. Une rémunération attractive est essentielle pour que les gens candidatent à un emploi et travaillent dur, mais elle va aussi réduire les profits de l’employeur. Dans toute économie, les responsables politiques sont confrontés à un arbitrage en imposant des coûts salariaux plus élevés (par exemple en introduisant ou en revalorisant un salaire minimum) qui bénéficieraient aux travailleurs, mais réduiraient les profits. Savoir comment les employeurs réagissent à un coût du travail plus élevé est essentiel pour comprendre comment les emplois sont créés et pour prévoir l’impact économique de la réglementation du travail

Points positifs et négatifs


La question centrale est si la réaction d’un employeur à une hausse du coût du travail diffère de la réaction d’un consommateur à la hausse du prix des chemises. En général, elles ne devraient pas être différentes : dans les deux cas, il s’agit de savoir comment la demande de quelqu’un pour quelque chose réagit à la hausse de son prix. Avec les chemises, on s’attend à ce que la hausse des prix amène les consommateurs à en acheter moins et à porter plus longtemps les chemises qu’ils achètent. Avec les travailleurs, une hausse des coûts va amener les employeurs à utiliser moins de salariés et à les "utiliser" plus efficacement. Sur les quelques marchés du travail où un employeur domine ou s’avère être le seul employeur, celui-ci peut répondre différemment ; mais de tels marchés sont rares et ils deviennent encore plus rares à mesure que les forces du travail se développent et que le transport s’améliore.

La seule question importante est de savoir de combien l’emploi chute quand le coût du travail augmente. Il n’est pas question de savoir s’il va chuter, mais plutôt de savoir de quelle ampleur sera sa chute. C’est une question plus importante dans le cas des travailleurs que dans celui des chemises parce qu’environ 60 % des revenus dans une économie moderne sont générés par l’emploi.

L'ajustement de l’emploi quand le capital ne peut pas être ajusté

Quand le coût du travail augmente, un employeur n’a le choix dans l’immédiat qu’entre, d’une part, ne rien faire et absorber le coût supplémentaire et, d’autre part, réduire le montant de travail employé. Cela prend du temps de modifier les investissements dans les machines, les bâtiments et la technologie, ce qui peut permettre une opération plus efficace. D’un autre côté, il est plus rapide et facile de modifier les heures des travailleurs ou le nombre de travailleurs. Donc, la première décision d’un employeur quand le coût du travail augmente est de trancher s’il ne fait rien ou s’il réduit l’emploi ou le nombre d’heures travaillées et, s’il opte pour cette deuxième option, dans quelle mesure il les réduit.

Un ensemble d’éléments empiriques sur cette question provient d’études à grande échelle examinant comment l’emploi change dans des secteurs où les salaires horaires augmentent plus rapidement que dans d’autres secteurs aux caractéristiques similaires. Ces études, conduites pour différents pays et différents secteurs, aboutissent, sans surprise, à une grande variété de conclusions. Néanmoins, un consensus raisonnable de ce vaste corps de recherche est qu’une hausse des salaires horaires pousse les travailleurs à réduire l’emploi et le nombre d’heures travaillées. La meilleure estimation de ces études est qu’une hausse de 10 % du coût du travail entraîne une baisse de 3 % du nombre de salariés (ou à une baisse de 3 % du nombre d’heures travaillées, ou à une certaine combinaison des deux). C’est ce que l’on qualifie parfois de règle des "trois pour dix". (…)

Beaucoup de ces études (mais pas toutes) ignorent le fait que les employeurs prennent leurs décisions en matière de salaires et d’emploi en même temps. Cela amène à la question de "l’œuf et de la poule" quant à savoir si c’est la hausse du coût du travail qui entraîne la chute de l’emploi ou si c’est la hausse de la demande de travailleurs qui amène les employeurs à accroître les taux de salaires. Pour déceler une causalité, certaines études se focalisent sur des exemples spécifiques d’impact de chocs qui altèrent le nombre de travailleurs disponibles aux employeurs ou qui considèrent des changements des coûts du travail imposés de façon externe. Les études examinent comment l’intifada dans les territoires occupés par Israël a altéré les salaires et l’emploi (Angrist, 1996) ; comment de brutales baisses des cotisations sociales en Suède ont accru la demande de travail des entreprises dans ce pays (Egebark et Kaunitz, 2018) ; et comment le retrait des hommes de la main-d’œuvre civile aux Etats-Unis durant la Seconde Guerre mondiale a altéré l’emploi et le salaire des femmes (Acemoglu, Autor et Lyle, 2004). Ici aussi les analyses empiriques n’aboutissent pas aux mêmes conclusions. Mais, en somme, une hausse du coût du travail horaire amène les employeurs à utiliser moins de travailleurs.

A quelle vitesse la demande de travail s’ajuste-t-elle à une hausse du coût du travail ?

Les employeurs ne réagissent pas instantanément quand le coût du travail augmente. Il leur faut du temps avant pour se convaincre qu’une hausse du coût du travail n’est pas une aberration temporaire. Ils savent que cela prendra du temps de trouver de nouveaux travailleurs si et quand le coût du travail diminuera. En outre, en raison de la réglementation sur les licenciements et parce que la réduction de la main-d’œuvre via le départ des salariés est limitée par le nombre de salariés qui s’en iront vraiment et par le calendrier de leurs départs, l’employeur peut ne pas immédiatement réagir. Malgré ces complications, les données empiriques montrent que les choses changent assez rapidement. Aux Etats-Unis, au moins la moitié de la baisse de la demande de travail observée suite à une hausse du coût du travail s’opère sur les six premiers mois, alors que l’ajustement est plus lent en Europe continentale, mais à peine plus.

La hausse et la baisse de l’emploi n’a pas à s’effectuer à la même vitesse. Cela dépend des coûts d’embauche et de licenciement (ce que l’on appelle les "coûts d’ajustement") et sur la façon parce laquelle ils changent avec le nombre de travailleurs embauchés ou licenciés au cours d’une période de temps. Si les coûts par travailleur augmentent plus rapidement avec le nombre d’embauches ou licenciements, les employeurs sont poussés à lisser l’ajustement. Les études empiriques suggèrent que les coûts d’embauche sont bien moindres que les coûts de licenciement, en particulier dans les pays d’Europe de l’ouest, ce qui est cohérent avec l’idée que l’ajustement de l’emploi est asymétrique : les embauches se font plus rapidement que les licenciements en réponse à un choc sur le marché du travail (Kramarz et Michaud, 2010).

Alors que la demande de travail s’ajuste assez rapidement, les chocs aux marchés du travail génèrent des ajustements dans les résidences des gens et dans les structures qui hébergent des bureaux, des magasins et des usines et ces ajustements peuvent prendre beaucoup de temps. Les études empiriques pour les chocs touchant le marché du travail américain quand les salaires minima sont revalorisés suggèrent qu’il faut environ trois ans pour que l’ajustement à un choc soit à peu près complet (Meer et West, 2016).

L’ajustement de l’emploi quand l’investissement en capital peut être changé


Une hausse du coût du travail par travailleur ou heure travaillée peut rendre l’usage du capital plus attractif pour les employeurs. L'employeur sera d'autant plus tenté de prendre l'option de l'investissement s'il a du temps, auquel cas il substitue du capital au travail. Cela prend du temps parce qu’il est compliqué d’installer de nouvelles machines ou de construire de nouvelles usines qui permettent à l’entreprise d’opérer plus efficacement. Cela signifie que l’observation d’un "trois pour dix" à la réponse initiale des niveaux d’emploi aux variations du coût du travail sous-estime la réponse finale. En effet, les analyses empiriques suggèrent que la réponse finale de l’emploi à une hausse du coût du travail est bien plus forte. Une bonne estimation est qu’une hausse de 10 % du coût du travail entraîne en définitive une chute de 10 % de l’emploi et/ou des heures travailleurs, c’est-à-dire une réponse "dix pour dix".

Une autre façon pour un employeur de changer le montant du capital investi, tout comme de réduire ses besoins en main-d’œuvre, quand le coût du travail augmente, est de fermer un établissement existant. En allant plus loin, les entreprises peuvent même mettre fin à toutes leurs opérations si le coût du travail augmente tellement que l’activité ne devient plus rentable dans un avenir prévisible. La question est de savoir si l’impact sur l’emploi total d’une hausse donnée du coût du travail en conséquence des fermetures d’entreprises est le même que l’impact dû aux compressions au sein des entreprises. D’un autre côté, en regardant ce qui se passe quand le coût du travail baisse, la question est de savoir si les emplois générés via la création de nouvelles entreprises en réponse à un travail moins cher sont dans la même proportion que les emplois créés via les expansions des entreprises existantes.

Il y a relativement peu d’analyses empiriques spécifiques sur l’impact du coût du travail sur les créations ou destructions d’emplois dues aux ouvertures ou fermetures d’établissements ou d’entreprises. Les quelques études qui existent indiquent que les réponses aux changements du coût du travail opérant via ces canaux ne diffèrent pas, en moyenne, de ceux résultant des expansions ou contractions des établissements.

Tous les travailleurs ne sont pas affectés de la même façon par la hausse du coût du travail

(…) Le "travailleur moyen" n’existe pas. Certains travailleurs ont plus d’expérience professionnelle, de meilleures compétences et/ou plus de diplômes. Les hommes salariés se distinguent des femmes salariées, les travailleurs de la majorité ethnique se distinguent des travailleurs des minorités ethniques, et ainsi de suite. Dans la mesure où la demande de travailleurs émanant des employeurs change quand le coût du travail augmente diffère d’une catégorie de travailleurs à l’autre.

D’une façon ou d’une autre, ces différences tiennent aux différences dans les compétences que les travailleurs possèdent dans les différents groupes. Donc, une bonne façon de généraliser à propos des différences dans la façon par laquelle les employeurs répondent aux hausses du coût du travail de différents travailleurs est de considérer les qualifications des travailleurs. Les études empiriques montrent que les réponses des niveaux d’emplois à une hausse du coût du travail spécifique sont d’autant plus faibles que les travailleurs sont qualifiés. Par exemple, une hausse de 10 % du coût du travail amène les employeurs à davantage réduire l’emploi des adolescents et des jeunes adultes que celui des travailleurs plus âgés. Quand le coût du travail des travailleurs les moins diplômés augmente, leur emploi est réduit bien davantage que celui des travailleurs diplômés pour la même hausse.

GRAPHIQUE Les réponses de l’emploi à une hausse de 10 % du coût du travail

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Plusieurs études empiriques se sont attaquées à cette question en couvrant différents pays, différents niveaux de qualifications et différentes périodes de temps. Le graphique représente les résultats de plusieurs de ces études. Pour chacune d’entre elles, la baisse de l’emploi qualifié est rapportée en fonction de la baisse de l’emploi non qualifié quand les coûts du travail augmentent de 10 %. La diagonale montre les points où les variations de l’emploi qualifié et de l’emploi non qualifié sont égales. Excepté dans deux cas, la baisse de l’emploi qualifié est moindre que celle de l’emploi non qualifié.

Licencier des salariés ou réduire le temps de travail de chaque travailleur ?

Lorsque le coût d’une heure de travail (le taux de salaire du travailleur) augmente, l’employeur fait face à un choix : licencier des salariés, réduire le nombre d’heures travaillées ou opter pour une certaine combinaison des deux. Le choix importe pour la société : la plupart des gens préfèreraient voir tous les travailleurs perdre quatre heures par semaine plutôt que de voir 10 % d’entre eux perdre leur emploi, tandis que les 90 % restants gardent leur emploi sans que ne change leur durée de travail hebdomadaire.

Il y a une autre chose importante à prendre en considération : les coûts fixes du travail, ceux qui ne varient pas quand le nombre d’heures par travailleur varie. Par exemple, si l’employeur est responsable, comme aux Etats-Unis, de la fourniture d’une assurance médicale à ses salariés, ces coûts ne vont pas diminuer quand le nombre d’heures travaillées par travailleur diminue sans que le nombre de personnes embauchées ne change. De même, si les employeurs sont taxés sur un certain montant de la rémunération d’un travail, comme c’est le cas aux Etats-Unis avec la taxe qui finance l’assurance-chômage, le coût du travail ne diminue pas si le nombre d’heures travaillées par travailleur diminue. Donc, la réponse de l’employeur à une hausse du coût du travail n’y est pas indifférente (Rosen, 1968).

Les hausses du taux de salaire horaire et les hausses de ces coûts fixes réduisent l’emploi et le nombre d’heures travaillées. Mais une hausse des coûts fixes du travail augmente le coût de l’embauche d’un travailleur supplémentaire relativement au coût d’une heure travaillée supplémentaire par travailleur. En raison de cela, imposer une taxe par travailleur pousse les employeurs à embaucher moins de travailleurs et à allonger le nombre d’heures travaillées des travailleurs déjà embauchés (Rosen, 1968).

Alors que le choix entre réduire le nombre de travailleur et réduire le nombre d’heures par travailleur dépend des coûts de chacun, la chose la plus importante à prendre en considération est le produit total des travailleurs et des heures (c’est-à-dire le montant total de travail utilisé) qui est généré par une combinaison de coûts fixes et de coûts par heure de travail. Après tout, c’est le nombre total d’heures-travailleurs dans l’économie qui détermine le montant de la production, c’est-à-dire le PIB. Du point de vue de l’économie dans son ensemble, les études empiriques sur le sujet sont claires : une hausse des taux de salaires réduit l’emploi et le nombre total d’heures travaillées et une hausse des coûts fixes par travailleur réduit le nombre total d’heures travaillées. Toute hausse du coût du travail, indépendamment de sa source, va amener les employeurs à réduire le nombre total d’heures travaillées qu’ils cherchent à utiliser.

Quelques exemples de politique importants

Le salaire minimum

Plusieurs pays imposent un salaire minimum à la plupart des employeurs. Aux Etats-Unis, en 2020, il y avait un minimum national de 7,25 dollars par heure, ce qui représentait environ 22 % du salaire horaire moyen (et même un pourcentage encore plus faible du coût du travail moyen). Une majorité des Etats étasuniens (et plusieurs villes) fixent un salaire minimum supérieur (jusqu’à 15 dollars de l’heure). Au Canada, les provinces fixent des salaires minima séparés ; tandis que le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont un minimum national. Aux Etats-Unis, l’objectif de ces minima a été précisé quand le Fair Labor Standards Act a été rédigé en 1938 : "pour préserver le travail de la concurrence", c’est-à-dire pour empêcher les entreprises d’exploiter les travailleurs dans leur recherche de coûts du travail plus faibles et de profits plus élevés.

Quand il est effectivement mis en place, un salaire minimum accroît le coût du travail. Il le fait pour ceux dont le salaire aurait sinon été inférieur au minimum. La demande pour un professeur qui peut gagner 50 dollars de l’heure ne sera pas affectée par un salaire minimum horaire de 7,25 dollars ; c’est le salaire d’un travailleur qui aurait sinon gagné 7 dollars de l’heure qui en sera affectée. L’impact d’un salaire minimum plus élevé sur l’emploi dépend par conséquent de deux choses : du nombre de travailleurs qui auraient sinon gagné moins que ce minimum et de l’ampleur par laquelle ce dernier réduira l’emploi parmi les travailleurs. Le second effet semble clair : la demande de travailleurs à faible salaire (qui tendent à être peu qualifiés) répond plus brutalement (négativement) que la moyenne quand le coût du travail augmente, comme nous l’avons déjà noté.

(…) Il y a d’importantes différences dans l’importance relative du salaire minimum d’une économie à l’autre : les Etats-Unis ont un faible salaire minimum national, tandis que la France a un salaire minimum national très élevé (équivalent à la moitié du salaire moyen). (…)

Les économistes étudient les effets du salaire minimum depuis plus d’un demi-siècle (…). Malgré tous ces travaux, les conclusions restent très controversées, en partie parce qu’ils portent sur une question de politique économique qui porte partout à controverse. Une lecture sérieuse des études empiriques suggère qu’une hausse du salaire minimum a de faibles effets négatifs sur l’emploi et que ces effets sont d’autant plus importants que le salaire minimum est important relativement au salaire moyen (Brown et Hamermesh, 2019). En outre, cependant, accroître le salaire minimum se traduit par de meilleures rémunérations pour les travailleurs à faible salaire qui restent employés malgré leur coût plus élevé. (...)

Les heures supplémentaires


Les heures supplémentaires constituent un deuxième exemple en matière de politique. En effet, les heures supplémentaires entraînent une pénalité payée par l’employeur pour les heures travaillées d’un salarié au-delà d’un maximum légal. Dans certains pays, les employeurs doivent payer un supplément pour chaque heure de travail qu’un salarié fait au-delà du maximum légal (40 heures dans beaucoup de pays, notamment les Etats-Unis, le Japon et la Corée du Sud). La majoration peut être de 50 %, comme aux Etats-Unis, ou de 25 % comme au Japon ou ailleurs. Dans certains pays, le taux horaire des heures supplémentaires peut être progressif : par exemple, en Corée du Sud, la majoration est de 25 % pour les quatre premières heures supplémentaires par semaine, puis de 50 % au-delà. Dans beaucoup de pays, il y a des maxima hebdomadaire et/ou annuel sur la durée des heures supplémentaires. Dans certains pays, la pénalité des heures supplémentaires s’applique sur une base quotidienne plutôt qu’hebdomadaire.

Toutes ces politiques poursuivent deux objectifs : "partager" le travail en incitant les employeurs à employer davantage de travailleurs, chacun travaillant moins de temps par semaine ; et protéger les travailleurs d’être forcés de travailler longtemps sur des horaires non désirés. Les analyses empiriques montrent clairement que ces lois sont efficaces pour pousser les employeurs à réduire la durée du travail par semaine, comme ce fut par exemple le cas au Japon dans les années 1990 (Kawaguchi, Naito et Yokoyama, 2017) ou pour éviter les longues semaines de travail (Boeri et van Ours, 2021). Bien qu’il n’est pas clair dans quelle ampleur les heures supplémentaires permettent de partager le travail (…), celles-ci augmentent le nombre de salariés relativement au nombre d’heures travaillées par travailleur. Il est clair cependant, qu’elles réduisent le nombre total d’heures travaillées (les heures assurées par l’ensemble des salariés) en accroissant le coût du travail (Brown et Hamermesh, 2019). (...) »

Daniel S. Hamermesh, « Do labor costs affect companies’ demand for labor? », in IZA, World of Labor, n° 3, février 2021. Traduit par Martin Anota