« Cela fait un an que les Etats-Unis et l’économie mondiale ont basculé dans la récession. En raison de ses origines dans une pandémie soudaine, il a été possible de discerner de façon fiable l’avancée de la récession avant qu’elle ne se reflète dans un quelconque indicateur économique standard, ce qui est rare. (J’espère que cela ne choque personne d’apprendre que les économistes ne peuvent normalement pas prédire les récessions.)

A la fin du deuxième trimestre 2020, le PIB des Etats-Unis avait chuté de 11 %. Ce plongeon record a fait passer la production américaine d’un niveau estimé à 1 % au-dessus de son potentiel à la fin de l’année 2019 à un niveau 10 % inférieur au potentiel au milieu de l’année 2020. La production potentielle est le niveau du PIB qui est produit quand le chômage est à son taux naturel, le stock de capital opère à pleine capacité, les bâtiments ont leurs taux d’occupation normaux, etc.

Une surchauffe ?


Récemment, la situation a radicalement changé. A présent, les conjecturistes prévoient que la croissance américaine sera si rapide en 2021 que le PIB atteindra son niveau d’avant-crise très bientôt et que d’ici 2020 il sera probablement au-dessus de son potentiel. (On s’attend aussi à ce que l’économie mondiale connaisse une reprise, mais pas aussi rapide.) Certains économistes signalent désormais un risque de surchauffe pour l’économie américaine. Cette situation est, là aussi, inhabituelle : il est assez rare pour l’économie d’être à 5 % au-dessus de son potentiel, comme elle le fut en 1966 ; il est quasiment sans précédent pour un tel renversement rapide d’être prévisible. Seule la situation américaine pendant la Seconde Guerre mondiale constitue une possible exception.

Ce n’est pas simplement la victoire tant espérée de la vaccination sur le virus qui tire ces prévisions économiques vers l’optimisme. (…) La demande américaine de biens et services est susceptible d’augmenter très rapidement pour diverses raisons. La première est la demande de rattrapage. Les ménages américains ont épargné une bonne partie (estimée à environ 1.500 milliards de dollars) des revenus de transfert que le Congrès a adoptés il y a un an et l’on s’attend à ce qu’ils en dépenseront une partie dès qu’ils le pourront. Deuxièmement, il y a le fort assouplissement monétaire que la Réserve fédérale a mis en place il y a un an, notamment en ramenant les taux d’intérêt de court terme à zéro. Son président, Jay Powell, a régulièrement plaidé pour les y laisser pendant plusieurs années. Le troisième facteur susceptible de fortement stimuler la demande est le plan de relance récemment adopté. Le plan de sauvetage de 1.900 milliards de dollars du Président Joe Biden a été adopté plus tôt au cours de ce mois de mars par un Congrès démocrate. Il se rajoute aux 900 milliards de dépenses adoptés en décembre, ultime mesure de l’administration Trump, bien que Trump ait à un moment menacé d’apporter son veto contre ce projet si les transferts directs n’atteignaient pas les 2.000 dollars par personne. Un quatrième facteur susceptible de stimuler la demande est le projet de dépenses d’investissement dans les infrastructures. Biden dit qu’il financera en partie ce programme en accroissant les impôts sur les sociétés et les riches. Mais accroître les impôts est bien plus difficile, politiquement, que d’accroître les dépenses.

Il n’est pas étonnant que les responsables de la Fed aient indiqué le 17 mars avoir fortement relevé leurs prévisions de croissance pour 2021, à 6,5 %. L’OCDE en fit de même ce mois-ci.

La multiplication des multiplicateurs


(…) Prenons l’expansion budgétaire américaine de 1.900 milliards de dollars en 2021.

La théorie du multiplicateur keynésien est de nouveau à la mode, suffisamment pour que l’on ose évoquer son nom. Le multiplicateur est supposé être de 1,5 dans les conditions actuelles, à savoir quand les taux d’intérêt sont proches de zéro et l’inflation faible. (L’indice des prix à la consommation a présenté une hausse modérée de 1,7 % sur la période allant de février 2020 à février 2021.)

Quand les dépenses publiques prennent la forme de revenus de transport plutôt que d’achats directs de biens et services, seule une partie de la hausse du revenu disponible dont bénéficient les ménages est consacrée à la consommation et stimule la demande. Ils ont l’habitude d’en épargner une partie, comme ils l’ont fait en 2020 quand une bonne partie des transferts profitèrent aux ménages aisés, qui tendent à épargner plus que les pauvres.

Donc, supposons plutôt que le multiplicateur soit de 1. Multiplions-le avec les 9 % du PIB de la relance budgétaire et nous obtenons une hausse de 9 % du PIB. A la fin de l’année 2020, l’économie américaine était estimée être à un niveau 3 % inférieur à son potentiel. Donc une stimulation de 9 % du PIB l’amènerait à 6 % au-dessus de son potentiel. Même si le multiplicateur était de seulement 0,5, cela amènera tout de même l’économie américaine au-dessus de son potentiel.

La sous-estimation de la production potentielle versus l'aplatissement de la courbe de Phillips


Certains économistes, notamment l’ancien secrétaire du Trésor Larry Summers, même s’ils soutiennent l’idée de base du programme d’aide de Biden, ont sur la base de tels calculs signalé que l’économie américaine est susceptible d’être en surchauffe l’année prochaine et que cela se traduira par une forte inflation. Les marchés financiers ont aussi réagi : le taux d’intérêt sur les obligations du Trésor a atteint 1,7 % alors qu’il était de 0,9 % en janvier.

Un contre-argument est que nous ne savons pas avec précision quel est le niveau de la production potentielle. Peut-être qu’il est plus élevé que ne le suggèrent les estimations. Certains ont remis en cause, avec le recul, l’idée que l’économie américaine ait vraiment opéré au-dessus de son potentiel en 2018-2019, même si le taux de chômage avait chuté sous les 3,5 %, ce qui est inférieur aux estimations conventionnelles du taux de chômage naturel. Pour preuve, l’inflation n’a que peu accéléré, atteignant seulement 2,3 % en 2019 en termes d’indices des prix à la consommation.

A mes yeux, la meilleure explication pour la faible magnitude de la hausse de l’inflation dans la période qui précède la pandémie tient moins à la sous-estimation du niveau de la production potentielle qu’à ce que les économistes appellent une courbe de Phillips plate. En l’occurrence, une variation de l’emploi et de la production n’a que de faibles effets sur l’inflation des salaries et des prix.

Les preuves de l'aplatissement d'une telle relation ? Avant qu’il y ait l’énigme de l’inflation manquante en 2018-2019, il y a eu l’énigme de la désinflation manquante des années 2010-2015, dans le sillage de la Grande Récession, quand le chômage était encore proche de son pic à 10 %. Une courbe de Phillips relativement plate expliquerait le comportement de l’inflation au cours des deux périodes.

Conséquences ? Oui, la production américaine est susceptible d’être au-dessus de son potentiel l’année prochaine, mais, non, l’inflation n’est pas susceptible de s’accroître excessivement. En ce qui nous concerne, une certaine hausse de l’inflation activement désirée par la Fed, comme part intégrante de la reprise. Les responsables de la Fed prévoient que le taux de chômage chute à 3,5 % d’ici la fin de l’année 2023. Le vice-président de la Fed Richard Clarida a dit le 25 mars que la hausse correspondante de l’inflation est cohérente avec l’adoption du nouveau cadre de politique monétaire, le ciblage de l’inflation moyenne, que la Fed a adopté en août 2020. Même Olivier Blanchard, qui estime que l’impulsion budgétaire poussera l’inflation à 1,5 % estime également que la hausse résultante de l’inflation sera juste de 0,5 point de pourcentage à court terme. (Il s’inquiète davantage pour le long terme si l’expansion se poursuit.)

D’autres risques ?


Certes, il y a d’autres risques possibles associés à une relance, outre l’inflation. (i) La dette publique des Etats-Unis est maintenant à son plus haut niveau, relativement à l’économie, depuis 1945 : le ratio dette publique sur PIB va atteindre bien plus que 100 % d’ici la fin de l’année 2021, selon le CBO. Elle semble soutenable, à condition que les taux d’intérêts restent très faibles. Mais les taux d’intérêt s’accroîtront tôt ou tard. En définitive, bien que la dynamique de la dette contraint les dépenses partout, les Etats-Unis ont un avantage relativement aux autres pays, le privilège exorbitant du dollar. (ii) Imaginons que la Fed parvienne à maintenir les taux d’intérêt à un faible niveau. Plusieurs observateurs s’inquiètent à l’idée que l’expansion financée par création monétaire alimente les bulles d’actifs et les inégalités de richesses. (iii) Le déficit commercial est promis à s’accroître, comme certains produits sont importés. En vérité, cela ne sera pas si mauvais pour l’économie : le déficit commercial sera une valve de sécurité contenant la surchauffe. Mais, politiquement, il exacerbera le protectionnisme. (iv) Si "le ciel est la limite" sur les dépenses, une partie de la monnaie pourrait être gâchée. Malheureusement, Biden connaît les possibles écueils. Il a ciblé l’essentiel des dépenses sur des besoins prioritaires et la réduction de la pauvreté infantile et il a pris des mesures crédibles pour renforcer la responsabilité.

L’erreur de 2009


L’administration Biden cherche clairement à s’assurer que le pays ne "répète pas l’erreur de 2009", quand la relance de 800 milliards de dollars d’Obama (bien qu’énorme au regard des normes historiques) se révéla trop faible et trop courte pour être bien efficace. Certes la Grande Récession finit presqu’aussitôt que la loi fut adoptée, mais la reprise subséquente fut trop lente.

Il n’est pas certain que la taille limitée de l’American Recovery and Reinvestment Act de 2009 ait réellement été une erreur de l’administration Obama (à moins que l’erreur d’Obama ait été sa recherche d’un consensus bipartisan). Ses responsables affirmeraient qu’ils ont fourni la plus forte relance via le Congrès qu’il était politiquement possible d’obtenir, étant donnée l’opposition du parti républicain.

Il peut être abusif de dire que la population a commis une erreur. Mais les électeurs ont fait porter la responsabilité de la faiblesse de la reprise de 2009-2010 au parti qui détenait la Maison Blanche. Lors des élections de mi-mandat de novembre 2010, ils redonnèrent au parti républicain la charge de la Maison des Représentants, où il fut en position de bloquer toute mesure supplémentaire pour stimuler l’économie.

Le pays a effectivement commis une erreur en 2009-2010 en réduisant l’ampleur et la durée de la relance budgétaire. Qu’importe l’identité du responsable, il est justifié que Biden veille à ce qu’elle ne se reproduise pas en 2021-2022. »

Jeffrey Frankel, « Biden avoids mistake of insufficient fiscal stimulus », in Econbrowser, 27 mars 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »

« La courbe de Phillips est-elle bien morte ? (édition américaine) »

« Anatomie de la plus longue reprise de l’emploi américain »