« (…) Est-ce que les experts mentent vraiment ou est-ce une exagération, une panique morale menée par des personnes qui étaient inclinées dès le départ à ne pas avoir confiance envers les experts ? Eh bien, non, en fait ils mentent vraiment : "Selon Anthony Fauci, l’expert en chef des maladies infectieuses aux Etats-Unis et un membre éminent du groupe de travail de la Maison Blanche autour du coronavirus, les masques n’étaient pas conseillés au public au début en raison de l’anticipation de pénuries d’équipements de protection personnelle." (…) En d’autres termes, selon Fauci, les experts de santé publique savaient que les masques pouvaient contribuer à freiner la propagation de l’épidémie de Covid-19, mais ils étaient inquiets à l’idée que s’ils admettaient que les masques en tissu fonctionnaient les gens en concluraient que les masques N95 fonctionnaient encore mieux (ce qui est vrai) et stockeraient les masques N95, ce qui en priveraient le personnel de santé qui en avait absolument besoin. Ce mensonge n’a pas été le fait impulsif de quelques experts isolés. Il a été systématique et prononcé jusqu’aux plus hauts niveaux : les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) aux Etats-Unis et l’OMS ont découragé les gens de porter des masques.

Est-ce que cela signifie que les experts, en tant que groupe, sont des menteurs qu’il ne faudrait pas croire ? Non. Mais il est important de savoir que les experts ne sont pas toujours honnêtes avec le public et de comprendre pourquoi ils sont parfois malhonnêtes. Et je pense qu’ici la science économique peut fournir un bon exemple historique.

Pendant de nombreuses années, les économistes ont été assez enthousiastes dans leur soutien en faveur du libre-échange. Les enquêtes montrent que la grande majorité dans la profession le soutenait. En fait, les économistes ont brillamment vanté le libre-échange comme l’une des seules choses, peut-être la seule chose, sur laquelle ils étaient d’accord. Voici ce que disait Greg Mankiw dans les pages du New York Times en 2015 :

"Chez les économistes, la question va de soi… Les économistes sont célèbres pour être en désaccord les uns avec les autres… Mais les économistes sont proches de l’unanimité sur certains sujets, notamment le commerce international. Les arguments économiques en faveur du libre-échange remontent à Adam Smith, l’auteur au dix-huitième siècle de La Richesse des Nations et le grand-père de la science économique moderne. Smith reconnaissait que les arguments en faveur du libre-échange entre nations n’étaient pas si différents de ceux en faveur de l’échange entre les individus dans une société donnée… Les politiciens et experts voient souvent d’un mauvais œil les importations au motif qu’elles détruiraient les emplois domestiques, tandis qu’ils sont enthousiastes en ce qui concerne les exportations au motif que celles-ci créeraient des emplois. Les économistes répondent que le plein emploi est possible avec n’importe quelle configuration du commerce. Le principal problème n’est pas le nombre d’emplois, mais leur structure. Les Américains doivent travailler dans les secteurs pour lesquels les Etats-Unis disposent d’un avantage en comparaison avec d’autres nations et ils doivent importer du reste du monde les biens qu’ils ne peuvent réaliser de façon moins coûteuse."

Maintenant, il n’y a rien de malhonnête par rapport à la conclusion : les économistes pensaient vraiment que le libre-échange est une bonne chose (et la plupart continuent probablement toujours à le croire). Mais ce qui est malhonnête (…), c’est la justification donnée pour expliquer pourquoi il est bon.

Dans son article, Mankiw affirme que laisser les pays commercer les uns avec les autres n’est pas différent de laisser les individus échanger entre eux. Mais ce n’est clairement pas la même chose. Un pays comprend de très nombreuses personnes. Et même les économistes classiques reconnaissaient que le commerce pouvait nuire à certains dans un pays. Quand les Etats-Unis ont ouvert leur commerce extérieur à la Chine, par exemple, les travailleurs dans les secteurs qui étaient directement concurrencés par la Chine pouvaient y perdre. Ce n’est pas une proposition controversée en économie. Elle découle des modèles les plus simples du commerce international. Si vous interrogez les économistes à ce sujet, ils vont admettre que la libéralisation du commerce crée des "gagnants" et des "perdants". Ils vont ensuite poursuivre en vous disant que le libre-échange crée assez de gains pour que les gagnants puissent compenser les perdants. Par exemple, voici un extrait d’un cours de Fatih Guvenen :

"En pratique, le commerce va affecter chaque personne différemment… Pour faire bref, il peut y avoir des perdants. Ce que la théorie nous dit, cependant, c’est que les gagnants y gagnent beaucoup plus que n’y perdent les perdants… En principe, vous pouvez pouvoir prendre une partie des gains des gagnants pour les donner aux perdants, mais en pratique ce n’est pas si simple à faire… Les gagnants doivent être capables de compenser les perdants et continuer d’en tirer un gain, mais en pratique cela survient rarement. En outre, les gens perdent des emplois tout le temps pour diverses raisons et le commerce international n’est pas un facteur majeur dans la plupart des cas."

Notez que Guvenen (…) croit qu’il sera politiquement difficile, peut-être impossible, de compenser les perdants du libre-échange. Et c’est prouvé. Dans un fameux article de 2016, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson ont constaté que les travailleurs qui ont perdu leur emploi en raison de la concurrence avec la Chine après qu’elle soit entrée dans l’OMC en 2001 ont eu tendance à voir leur situation être irrémédiablement détériorée par le choc. Certains ont basculé dans l’inactivité, d’autres ont retrouvé un emploi mais payé avec un salaire deux fois moindre que celui qu’ils gagnaient auparavant. Il n’y avait pas de programme gouvernemental pour prendre de l’argent aux gens qui ont tiré des gains du commerce avec la Chine pour le donner aux gens qui ont vu leur situation se détériorer par ce dernier ; ce genre de choses n’existe généralement que dans les manuels d’économie. (…)

Maintenant, pour calmer les craintes à propos des destructions d’emplois provoquées par le commerce, Guvenen prédit qu’elles seront faibles relativement aux créations d’emplois liées à d’autres facteurs. Cette prédiction ne se base pas sur une quelconque théorie classique, c’est un pari. Et l’article d’Autor et alii montre que dans le cas du commerce avec la Chine, ce fut un pari perdant : beaucoup de gens ont perdu leur emploi à cause de ce commerce. Entretemps, la colonne de Mankiw et beaucoup de tentatives de démonstrations allant dans son sens ne sont pas honnêtes avec le fait que le commerce international risque de dégrader irrémédiablement la situation de certains. Occulter ce point clé, que tous les économistes connaissent et que tout lecteur aimerait connaître avant de se décider pour voter en faveur d’une politique plutôt qu’une autre, est une forme de tromperie.

Ce n’est pas la seule forme de tromperie dont usent les économistes pour défendre le libre-échange. Les économistes savent depuis plusieurs décennies que certains pays peuvent tout simplement y perdre en embrassant le libre-échange. Si un accord d’échanges multilatéral (comme sous l’égide de l’OMC par exemple) admet de nouveaux pays-membres, les pays déjà membres qui sont en concurrence directe avec les nouveaux membres peuvent s’appauvrir. C’est ce que l’on appelle le "détournement des échanges" et il découle directement des mêmes modèles simples des théories classiques de l’avantage comparatif que les économistes utilisent pour justifier le libre-échange.

En d’autres termes, les Etats-Unis dans leur ensemble, pas seulement certains travailleurs américains, peuvent en définitive voir leur situation se dégrader en laissant un pays comme la Chine entrer à l’OMC ! Peut-être que les économistes ne mentionnent pas cette possibilité parce qu’ils pensent qu’elle est improbable. Ou peut-être qu’ils ont décidé que rendre le monde meilleur, en l’occurrence permettre à des centaines de millions de Chinois de sortir de la pauvreté, est plus important que les craintes paroissiales des Américains concernant le bien-être de leur propre pays. Mais ce fut leur jugement, leur position morale : en ne disant pas aux Américains que les accords de commerce multilatéraux pourraient détériorer leur situation, les économistes ont trompé les gens.

En fait, cela n’est plus un secret depuis longtemps dans la profession des économistes que les démonstrations simplistes en faveur du libre-échange présentées au public cachent intentionnellement la réalité plus complexe. Dani Rodrik, dans son livre Peut-on faire confiance aux économistes ? Réussites et échecs de la science économique, écrit : "Les contributions des économistes pour le public peuvent… sembler radicalement différentes des discussions qu’ils peuvent avoir dans les séminaires… En public, la tendance consiste à serrer les rangs et soutenir… le libre-échange… Le plus grand partisan du libre-échange dans la profession, Jagdish Bhagwati, doit sa réputation universitaire à une série de modèles qui ont montré comment le libre-échange peut appauvrir un pays".

Pourquoi les économistes font-ils cela ? Pourquoi n’évoquent-ils pas les "gagnants et perdants", le détournement des échanges et tous les modèles modernes complexes qui montrent que le commerce international peut avoir d’importants effets pervers ? La réponse est dans la colonne de Mankiw. Les économistes croyaient que les gens ne pourraient pas entendre la vérité :

"Dans le cas du commerce international, trois biais populaires… sont presque saillants… Le premier est un biais anti-étrangers. Les gens tendent à voir leur pays en concurrence avec les autres nations et sous-estiment les bénéfices qu’il y a à échanger avec les étrangers… Le deuxième est un biais anti-marché. Les gens tendent à sous-estimer les bénéfices des mécanismes de marché… Le troisième est un biais pro-travail. Les gens tendent à sous-estimer les bénéfices qu’il y a à économiser le travail."

En d’autres mots, les économistes croyaient que s’ils disaient au public la vérité dans toute sa complexité, ils activeraient des irrationalités profondément ancrées dans la population. Au lieu de révéler ce que la science économique dit vraiment à propos du libre-échange, c’est-à-dire dire qu’il offre de grandes opportunités, mais présente aussi de réels dangers et effets pervers, ils auraient décidé de proposer une fable simplifiée de façon à contrer ce qu’ils voient comme une tendance inhérente à la société vers le protectionnisme. Ils ont estimé que l’Amérique ne pouvait faire face à la vérité.

Et pour être juste ici, avaient-ils tort ? Quand le consensus à propos du libre-échange parmi les élites responsables de la politique économique s’est finalement effondré, cela n’a pas pris la forme d’une réflexion subtile et nuancée, mais la forme de Trump. Trump a fait toutes les choses stupides et dangereuses que craignaient les économistes ; il s’est attaqué aux étrangers, il s’en est pris aux alliés, il a eu recours à des droits de douane qui finirent par nuire aux consommateurs américains sans pour autant ramener l’emploi aux Etats-Unis, ni sauver l’industrie américaine. C’est exactement ce que craignait Mankiw.

Mais cela peut ne pas justifier la tromperie. Si les économistes avaient été honnêtes depuis le début à propos des nuances, complexités et incertitudes de la politique commerciale, des responsables politiques avisés auraient été à même de réfléchir à des façons intelligentes de minimiser les risques et dommages du commerce. En lieu et place, quand la rupture avec le libre-échange s’est opérée, elle a pris la forme d’un populiste idiot xénophobe belligérant, parce que ce fut la seule personne qui pouvait casser le consensus complaisant pro-libre-échange que les propos répétés des économistes avaient créé parmi l’élite américaine. Peut-être que la rupture pouvait ne pas prendre cette forme.

Ce qui m’amène à la raison pour laquelle les experts devraient être réticents à mentir au public : ils ne sont pas experts pour déterminer à quel instant ils peuvent mentir.

Ce n’est pas parce que vous maîtrisez les questions de biologie ou de santé publique que vous savez si admettre publiquement que les masques fonctionneront poussera les gens à les stocker. Et ce n’est pas parce que vous en savez en science économique que vous comprenez la formation de l’opinion publique. Quand les experts établissent des conjectures quant à la capacité du public à faire face à la vérité, ils n’agissent pas en tant qu’experts, ils agissent en tant qu’amateurs. (...)

Personnellement, je pense que les économistes doivent faire preuve d’humilité dans leurs communications publiques et cela passe par dire la vérité, même lorsqu’elle est complexe. Parfois, cela peut être douloureux et terrifiant de dire au public des vérités qui risquent, vous le savez, d’être mal utilisées ou d’être mal reçues. Mais taire ces vérités, c’est prendre une responsabilité pour laquelle vous n’avez pas été formé. (...) »

Noah Smith, « Yes, experts will lie to you sometimes », 28 mars 2021. Traduit par Martin Anota



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