« Est-ce que les aiguilles de l’horloge économique ont commencé à tourner à rebours ? Le fait déterminant de l’histoire économique est que les êtres humains ont été capables de produire en des quantités toujours plus grandes tous les biens et services auxquels ils donnent de l’importance.

Dans La Richesse des Nations, Adam Smith ne doute pas qu’au fondement de cette vertigineuse croissance économique se trouve la spécialisation, c’est-à-dire la division du travail. Pourtant, le travail de la connaissance moderne n’est pas du tout spécialisé. Peut-être que cela explique pourquoi nous semblons tous travailler dur sans pour autant avoir le sentiment d’en faire beaucoup ?

Comme Philip Coggan l’a noté dans son récit épique More: The 10,000 Year Rise of the World Economy, le livre que Smith publia en 1776 n’était pas le premier à noter que les gains de productivité résultaient de la spécialisation. Xénophon faisait le même constat 370 ans avant J.-C. Mais pourquoi la division du travail améliore-t-elle la productivité ? Smith mettait en avant trois avantages : les travailleurs perfectionnent ainsi des compétences spécifiques ; ils évitent les temps morts et pertes d’énergie liés au passage d’une tâche à une autre ; et ils peuvent utiliser et même inventer un équipement spécifique.

Le travailleur de la connaissance moderne colle mal à ce tableau. La plupart d’entre nous n’utilise pas d’équipement spécialisé : nous utilisons des ordinateurs capables de faire beaucoup de choses allant de la messagerie instantanée au montage vidéo en passant par la comptabilité. Et tandis que certains emplois de bureaux ont un flux de production clair, ce n’est pas le cas de beaucoup d'entre eux : ce sont des aquarelles floues où chaque activité déborde sur une autre.

J’ai noté pour la première fois cette inversion il y a vingt ans. A l’époque, les économistes se demandaient pourquoi les ordinateurs ne semblaient pas avoir stimulé la productivité. Entre-temps, j’ai eu un emploi de bureau avec une variété ahurissante de responsabilités. Parfois, je faisais de la recherche et de l’analyse, parfois je recherchais quelle police de caractère je devais utiliser pour mes diapos PowerPoint.

Le travail de bureau devient de plus en plus généraliste. Chacun fait aujourd’hui sa propre dactylographie et beaucoup s’occupent de leurs propres notes de frais, conçoivent leurs propres présentations et gèrent leur propre agenda. Nous avons tous accès à un logiciel facile à utiliser, donc pourquoi ne pas le faire ?

En 1992, l’économiste Peter Sassone publia une étude sur le flux de tâches dans les bureaux de grandes entreprises américaines. Il constata que plus un travailleur était haut placé dans la hiérarchie, plus il était susceptible de faire un peu de tout. Les assistants administratifs ne font pas d’encadrement, mais les cadres font de l’administratif. Sassone évoqua ainsi une "loi de la spécialisation décroissante".

Cette loi de la spécialisation décroissante s’applique sûrement davantage aujourd’hui. Les ordinateurs ont facilité la création et la circulation de messages écrits, l’organisation des voyages, la conception de pages web. Au lieu d’accroître notre productivité, ces outils ont amené des gens très qualifiés, très rémunérés à perdre du temps dans la création de mauvaises diapos. La variété est attrayante et c’est très bien d’avoir comme passe-temps la cuisson de levure ou le tricotage de pull-overs, mais un travail de bureau bien rémunéré ne peut se permettre une heure d’amateurisme.

Est-ce un vrai problème ? Peut-être. Adam Smith a décrit une manufacture d’épingles employant 10 spécialistes produisant 48.000 épingles par jour. Un simple généraliste, opérant sans équipement spécialisé, "pourrait peut-être fabriquer, avec toute son industrie, à peine une épingle par jour, mais ne pourrait certainement pas en faire une vingtaine". Personne ne s’attendrait à ce que la productivité soit multipliée par 4.800 si les travailleurs de la connaissance modernes passaient moins de temps à coordonner des réunions par mails et un peu plus de temps à se focaliser sur les aspects les plus cruciaux de leur travail. Mais un doublement de la productivité ne semble pas irréaliste.

Le nouveau livre de Cal Newport, A World Without Email, est intéressant sur ce point. En examinant les études de gestion scientifique du début du vingtième siècle, Newport démontre que les industriels ont analysé et écarté leurs processus inutiles il y a un siècle. Les gains ont été énormes. Par exemple, dans l’ensemble industriel de Pullman près de Chicago, les gens de divers départements allaient déambuler dans les ateliers de travail du cuivre et harcelaient les métallurgistes jusqu’à ce qu’ils obtiennent ce qu’ils voulaient. Après une profonde réorganisation, plusieurs employés furent embauchés comme gardes et pour programmer le travail. La productivité explosa.

Newport affirme que le travail de la connaissance tarde à réaliser une telle réflexion. N’est-il pas vrai que les tâches du travail de bureau sont souvent assignées et leur priorité hiérarchisée selon les demandes des collègues ? Certaines disciplines, comme la production d’un quotidien papier, ont développé un flux de travail clair qui ne dépend pas d’une longue chaîne de mails. Une grande partie du travail de la connaissance demeure toujours dans l’étape du "on déambule et on harcèle". Newport affirme que les cadres et administrateurs devraient protéger les spécialistes des distractions et que nous pourrions mieux faire si nous réfléchissions à reconsidérer notre processus productif depuis le début.

Faire du bureau une autre chaîne d’assemblage n’est guère enthousiasmant. Smith s’inquiétait à l’idée que la spécialisation simple et répétitive n’amène le travailleur à devenir "aussi stupide et ignorant qu’il est possible de le devenir pour une créature humaine". Dans une manufacture d’épingles au dix-huitième siècle, peut-être, mais moins pour le travail de la connaissance au vingt-et-unième siècle. Un autre passage de la Richesse des Nations convient peut-être mieux : "les hommes ont bien plus de chances de découvrir des méthodes plus simples et commodes pour atteindre un quelconque objectif lorsque leur attention est toute entière tournée vers cet objectif que lorsqu'elle est distraite". (...) »

Tim Harford, « Technology has turned back the clock on productivity », 8 avril 2021. Traduit par Martin Anota