« Pour beaucoup d’entre nous, Chad Bown du Peterson Institute for International Economics (un think tank spécialisé dans l’économie internationale) est devenu l’homme à suivre pour comprendre les développements actuels à propos de la politique commerciale. Ses travaux retraçant l’évolution de la guerre commerciale de Donald Trump sont inestimables.

Il vient de publier une nouvelle étude très instructive, coécrite avec Thomas Bollyky sur la chaîne d’approvisionnement des vaccins. Je ne mentirai pas : il y a beaucoup de détails et l’article est assez complexe. Mais il est en l’occurrence rempli de détails utiles et il nous dit certaines choses intéressantes à propos du commerce mondial au vingt-et-unième siècle. Une chose qui a particulièrement attiré mon attention (ce n’est probablement pas la chose la plus importante, mais elle porte sur un thème qui m’est particulièrement cher) est que l’histoire de la production mondiale de vaccins démontre que la nouvelle théorie du commerce ou, comme certains l’appellent désormais, l’"ancienne nouvelle théorie du commerce", reste pertinente. (…)

La production de ces vaccins est évidemment un processus compliqué, impliquant des établissements situés en différents lieux, impliquant probablement beaucoup de transferts transfrontaliers de composants de vaccin. Dans le cas de Pfizer, tous ces établissements se situent aux Etats-Unis et en Europe occidentale, ce qui est typique des entreprises pharmaceutiques, bien que d’autres compagnies aient des établissements au Brésil et en Inde. En quoi les chaînes de production des vaccins collent-elles à la théorie du commerce international ?

Si vous avez suivi des cours d’économie, vous avez probablement entendu parler de la théorie de l’avantage comparatif, selon laquelle les pays commercent entre eux pour tirer profit de leurs différences. L’exemple originel, tiré de l’économiste du début du dix-neuvième siècle David Ricardo, devenu un classique, évoquait l’échange de draps anglais contre le vin portugais. La théorie de l’avantage comparatif est puissante, éclairante, en particulier parce qu’elle montre pourquoi les pays exportent des biens (…) même s’ils sont moins productifs dans ces secteurs que les autres pays. Le Bangladesh est une nation à faible productivité (bien qu’il se soit amélioré), mais son désavantage en termes de productivité est moins prononcé dans le textile que dans d’autres secteurs, donc il est devenu un grand exportateur de vêtements.

Dans les années 1960 et 1970, cependant, des économistes commencèrent à suggérer que l’avantage comparatif n’expliquait pas tout. Le commerce mondial a crû au cours du temps, mais l’essentiel de sa croissance impliquait les échanges entre des pays qui ne semblaient pas très différents les uns des autres, par exemple entre les Etats-Unis et le Canada ou entre les pays d’Europe occidentale. De plus, ce que ces pays échangeaient était assez similaire : il y avait beaucoup de commerce "intra-branche" comme les échanges à grande échelle de voitures entre Etats-Unis et Canada.

Que s’est-il passé ? Certains économistes avaient noté depuis longtemps que l’avantage comparatif n’était pas la seule raison possible pour expliquer le commerce international. Les pays peuvent aussi commercer entre eux parce que la production de certains biens implique des rendements croissants ; il y a des avantages à produire à grande échelle, ce qui crée des incitations à concentrer la production dans quelques pays et à exporter ces biens à d’autres pays. Le commerce automobile entre les Etats-Unis et le Canada en constitue un exemple classique : après que ces pays aient établi un accord de libre-échange pour les voitures en 1965, les constructeurs automobiles d’Amérique du nord ont atteint des économies d’échelle en limitant l’éventail de choses produites au Canada, en exportant ces biens et en important d’autres produits des Etats-Unis. Mais si le commerce reflétait les rendements croissants plutôt que les caractéristiques des pays, quels pays finiraient par produire quels biens ? Cela peut être largement aléatoire, le résultat des accidents de l’histoire.

Il y a cependant eu très peu de littérature économique à propos du commerce à rendements croissants jusqu’à la fin des années 1970. Les économistes n’aiment pas parler à propos de choses qu’ils trouvent difficile à modéliser et les modèles du commerce avec rendements croissants étaient confus. Finalement, certains économistes finirent par trouver des façons intelligentes d’éclairer les choses, comme avec cet article publié dans l’American Economic Review.

L’histoire a un certain sens de l’humour. Les économistes venaient à peine de proposer des modèles géniaux pour le commerce entre pays similaire, s’expliquant par les économies d’échelle, que l’économie mondiale abandonna ce genre de commerce pour un commerce entre pays différents, s’expliquant par des choses comme les amples différences en termes de salaires. Le commerce mondial explosa du milieu des années 1980 à environ 2008, un processus parfois qualifié d’hypermondialisation.

GRAPHIQUE Commerce de marchandises (en % du PIB mondial)

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Alors que la croissance du commerce dans les années 1960 et 1970 impliquait pour l’essentiel des pays développés se vendant des choses les uns aux autres, l’hypermondialisation impliqua un essor des exportations de biens manufacturés provenant de pays en développement à faibles salaires. Donc, nous avions une nouvelle théorie du commerce international, mais ce dernier se retrouva mieux expliqué par la vielle théorie du commerce.

GRAPHIQUE Exportations de produits manufacturés en provenance de pays en développement (en % du PIB mondial)

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Donc, qu’est-ce que tout cela a à voir avec les chaînes d’approvisionnement des vaccins ? Eh bien, comme je l’ai déjà noté, les composants des vaccins sont principalement fournis par les pays développés, des pays qui sont très similaires en termes de niveau d’éducation, de niveau global de compétences technologiques, etc. Donc pourquoi chaque pays développé ne produit-il pas l’ensemble des intrants liés au vaccin ? Voici ce que disent Bown et Bollyky :

"Le modèle d’affaires vers lequel l’essentiel de l’industrie pharmaceutique s’est orienté au cours des 25 dernières années impliquait la fragmentation. Comme les droits de douane et les autres barrières ont chuté au niveau mondial, les technologies d’information et de communication se sont développées, l’efficacité du transport et de la logistique augmenta et la protection des droits de propriété intellectuelle se renforça régulièrement. Le fait que le commerce puisse jouer un plus grand rôle dans la distribution mondiale des produits pharmaceutiques signifiait que les compagnies pouvaient opérer avec moins d’usines mais à une plus grande échelle."

Tiens, mais c’est la nouvelle théorie du commerce à l’œuvre ! Et il semble qu’il y ait eu beaucoup de contingence historique aléatoire dans la détermination des rôles nationaux dans la structure des spécialisations. L’Europe était initialement très dépendante des exportations de lipides de la Grande-Bretagne, mais je doute qu’il y ait quelque chose à propos de la culture britannique qui rende ce pays très bon dans les lipides. C’est juste l’un de ces accidents qui jouent un grand rôle dans la géographie économique.

Y a-t-il une morale à cette histoire ? Il y a eu beaucoup de contrecoups à la mondialisation au cours de la dernière décennie, un contrecoup en partie justifié : les avocats des accords de libre-échange ont exagéré leurs bénéfices et sous-estimé les perturbations qu’ils peuvent susciter. Mais le cas de la production de vaccins illustre un aspect positif de la mondialisation que nous avons tendance à oublier. Ces miracles que sont les vaccins sont des produits incroyablement complexes, si bien qu’il aurait été difficile de les développer et fabriquer dans un unique pays, même un pays aussi grand que les Etats-Unis. Un marché mondial a permis de fournir tous les intrants spécialisés qui ont été nécessaires pour sauver des milliers de vie à l’instant précis où vous lisez ceci. »

Paul Krugman, « What vaccine supply tells us about international trade », 6 août 2021. Traduit par Martin Anota