« Ce billet poursuit ce que Chris Dillow a développé dans un billet. Celui-ci fait deux affirmations à propos de la macroéconomie. Pour les comprendre, vous devez connaître la distinction entre économie orthodoxe et économie hétérodoxe. Il est difficile de définir précisément ce qui distingue ces deux groupes (beaucoup d’articles et de chapitres ont essayé de le faire), mais nous pouvons faire quelques observations. La plupart des économistes dans les départements universitaires sont orthodoxes et les économistes hétérodoxes se répartissent entre différentes écoles. Une autre observation est que les économistes orthodoxes ignorent presque totalement ce que les hétérodoxes font. Il est faux de dire que tous les économistes hétérodoxes sont orientés politiquement à gauche ou qu’aucun orthodoxe ne l’est.

Chris affirme tout d’abord que l’essentiel de l’économie hétérodoxe est la macroéconomie qui était dominante il y a longtemps. Sa seconde affirmation concerne l’orthodoxie. Il suggère qu’il y a eu une "grande amnésie" dans les années 1980, dans la mesure où plusieurs idées présentées comme nouvelles aujourd’hui sont juste de vieilles idées qui semblent avoir été oubliées. Je pense que chacune de ces affirmations a une certaine validité et j’espère parvenir ic à expliquer pourquoi cela est arrivé et quel lien il y a entre elles.

La grande amnésie a eu lieu en raison d’une révolution méthodologique en macroéconomie, en l’occurrence la contre-révolution des nouveaux classiques. Beaucoup à cette époque se sont focalisés sur un aspect de cette révolution, en l’occurrence l’attaque portée à l’encontre de ce qui constituait à l’époque la macroéconomie keynésienne orthodoxe. Celle-ci a rapidement échoué, mais ce qui a duré par contre fut une révolution méthodologique, qui est souvent qualifiée de microfondation de la macroéconomie. J’ai notamment écrit à propos de la contre-révolution des nouveaux classiques ici.

Avant la contre-révolution des nouveaux classiques, la macroéconomie était presque un sujet différent de la microéconomie. La principale théorie macroéconomique, l’économie keynésienne, pouvait être écrite avec des équations agrégées et elle pouvait être estimée en utilisant des données agrégées, mais il fut parfois difficile de la relier à la théorie microéconomique. En partie pour cette raison, la macroéconomie a contenu différentes écoles de pensée, où il était difficile de relier une "école" à une autre.

La contre-révolution des nouveaux classiques a affirmé que tout modèle macroéconomique devait non seulement être dérivé de la théorie microéconomique, mais aussi que la théorie devait être utilisée avec une certaine cohérence. En unifiant la macroéconomie et la microéconomie, elle apparut particulièrement attrayante aux jeunes économistes. Très rapidement, les universitaires prirent conscience que l’on pouvait aussi formaliser certains aspects de l’économie keynésienne antérieure à la contre-révolution des nouveaux classiques d’une façon microfondée et l’hégémonie des microfondations devint complète au sein de l’économie orthodoxe. Comme tous les macroéconomistes de l’orthodoxie parlaient le même langage (la microéconomie), il existait dans une certaine mesure en son sein des écoles de pensée liées aux différences à propos des valeurs des paramètres dans un cadre théorique commun (ces croyances pouvaient refléter des préférences idéologiques).

Cette réduction de la fragmentation dans la macroéconomie orthodoxe est une importante force unificatrice. Avant la contre-révolution des nouveaux classiques, vous pouviez aller à un séminaire de macroéconomie tenu par une personne d’une différente école de pensée et avoir peu d’idées de ce dont elle parlait. Après la contre-révolution des nouveaux classiques, vous compreniez exactement ce dont les intervenants évoquaient et même commenter leurs travaux, mais simplement penser qu’ils n’étaient pas très pertinents dans le monde réel.

L’un des aspects négatifs de la contre-révolution des nouveaux classiques a été qu’elle a mené à la "grande amnésie" dont Dillow a parlé. Pour certains, la contre-révolution des nouveaux classiques a constitué l’année zéro en macroéconomie, tout ce qui a été fait auparavant (en dehors de l’hégémonie des microfondations) ayant peu d’intérêt à leurs yeux. (…) J’ai réalisé des travaux où j’ai appliqué le modèle des taux de change d’équilibre de John Williamson, qui utilisait des techniques antérieures aux microfondations. Cette approche fut redécouverte par Obstfield et Rogoff qui utilisèrent un modèle microfondé (la "nouvelle approche en économie ouverte", qui appliquait les microfondations de la concurrence imparfaite au commerce international). C’était bien, mais à ma connaissance Obstfield et Rogoff n’ont jamais évoqué la littérature antérieure qui fut développée par John Williamson. C’est une parfaite illustration de la grande amnésie.

C’est une mauvaise idée d’avoir des années zéro dans une discipline. (…) Les microfondations sont une bonne chose, mais l’hégémonie des microfondations ne l’est pas. Par hégémonie, j’entends voir le reste de la macroéconomie comme désuète et peu digne d’être publiée dans les revues les plus prestigieuses. Certains économistes ont eu une réaction plus vive et choisirent de rejoindre l’hétérodoxie. Ils pensent que la microéconomie n’a pas mérité de rôle central en macroéconomie ou bien ils pensent qu’il ne fait pas sens de microfonder la macroéconomie. Je pense qu’il est juste de dire qu’après la contre-révolution des nouveaux classiques il est devenu plus difficile, si ce n’est impossible, pour ces économistes de prendre le train orthodoxe.

Dillow arrive à quelque chose de similaire en disant qu’une grande partie de l’économie hétérodoxe s’apparente à ce qu’il a appris avant la contre-révolution des nouveaux classiques. En faisant cette observation, il ne critique pas les économistes hétérodoxes, mais note plutôt qu’une partie de ce qu’ils font est une continuation de la macroéconomie antérieure à la contre-révolution des nouveaux classiques. (...)

La contre-révolution des nouveaux classiques n’a pas créé de macroéconomie hétérodoxe. L’économie hétérodoxe que je me souviens avoir étudiée à Cambridge au début des années 1970 était un rejet de l’économie néoclassique. Cette dernière observe comment les producteurs qui maximisent leurs profits interagissent avec des consommateurs qui maximisent leur utilité sur des marchés parfaites (c’est-à-dire où il y a beaucoup de producteurs et de consommateurs pour chaque produit de façon à ce que chacun soit preneur de prix). Comme Chris le note, la théorie implique que les gens soient payés à leur "productivité marginale".

Si vous demandez à la plupart des économistes orthodoxes aujourd’hui si ce qu’ils font suppose la validité de l’économie néoclassique, ils riraient probablement. Comme je l’ai souvent dit, une grande partie de l’économie aujourd’hui concerne l’étude de marchés qui sont loin d’être parfaits. (Nous pouvons débattre sans fin quant à savoir si avoir des marchés parfaits, et les conditions d’optimisait associées, constitue un point de référence utile ou trompeur.) La science économique s’est aussi étendue bien au-delà de l’étude des marchés et de leurs imperfections pour inclure la théorie des jeux et l’économie comportementale par exemple. Rien de cela n’a empêché les économistes de droite d’utiliser des idées de l’économie néoclassique quand cela leur convenait.

Un autre aspect de la microéconomie aujourd’hui est qu’elle est dominée par l’analyse empirique. L’époque où elle tournait autour des preuves hautement mathématiques à propos de la nature de l’équilibre général est aujourd’hui bien révolue.

Revenons à la contre-révolution des nouveaux classiques en macroéconomie. La microéconomie que les partisans de la contre-révolution des nouveaux classiques adoptèrent pour remodeler la macroéconomie était essentiellement l’économie néoclassique, alors même que les microéconomistes ont de leur côté eu tendance à s’éloigner de celle-ci. Les nouveaux keynésiens ont apporté une forme de concurrence imparfaite dans les modèles DSGE pour formaliser la rigidité des prix ou des salaires, mais il demeure que le modèle DSGE de base se base sur des microfondations néoclassiques. (…) Nous pouvons voir à présent une raison supplémentaire pour la barrière entre macroéconomistes hétérodoxes et orthodoxes. La macroéconomie a adopté l’économie néoclassique que les économistes hétérodoxes avaient rejetée plusieurs décennies avant la contre-révolution des nouveaux classiques.

Même si je considère pour ma part la macroéconomie postérieure à la contre-révolution des nouveaux classiques comme progressive dans le sens de Lakatos, je crois que son hégémonie ne se justifie pas. J’ai beaucoup appris à propos du fonctionnement du monde dans la macroéconomie antérieure à la contre-révolution des nouveaux classiques et cela a été complété plutôt que dupliqué par ce que j’ai appris de la macroéconomie microfondée. (J’ai beaucoup publié de travaux dans les deux.) La macroéconomie orthodoxe a aujourd’hui besoin de suivre la microéconomie en devenant plus empirique et une façon pour elle de le faire est de ressusciter le style de modélisation antérieur à la contre-révolution des nouveaux classiques. Cela implique des études économétriques des sous-systèmes ou des relations individuelles et l’usage de modèles économétriques structurels, des modèles qu'Olivier Blanchard qualifie de modèles de politique et que Chris mentionne justement dans son billet. Ces modèles sont une combinaison éclectique de théorique et d’études économétriques de relations individuels ou de sous-ensembles.

Comme je l’ai noté dans cet article, il est effrayant de voir que des institutions comme le FMI et la Fed font toujours beaucoup de ce genre d’analyse, mais que la macroéconomie orthodoxe dans les revues les plus prestigieuses n’en fasse presque pas. Loin est le temps où nous pouvions prétexter qu’il s’agit d’institutions à l’analyse obsolète ou qu’une telle analyse est erronée en raison de problèmes d’identification ou parce qu’elle ne passe pas la critique de Lucas. Si les macroéconomistes universitaires ne veulent pas s’aventurer dans ces directions, peut-être que certains économistes hétérodoxes peuvent prendre leur place. »

Simon Wren-Lewis, « Relearning old ideas in macroeconomics after the New Classical Counter Revolution », in Mainly Macro (blog), 3 août 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La stagflation et la lutte des méthodologies en macroéconomie »

« Les modèles DSGE font-ils progresser la science économique ? »