« Il est difficile de tirer des leçons du passé. Dans les banques centrales, il peut être difficile d’attirer l’attention des responsables politiques sur les preuves historiques. Même quand des analogies historiques leur viennent immédiatement à l’esprit, les bonnes analogies ne sont pas toujours appliquées de la bonne façon. En fait, le recours excessif à un petit nombre d’études de cas historiques convaincantes peut amener à prendre des décisions sous-optimales. Les responsables politiques ont par conséquent besoin d’accéder à un large portefeuille d’analogies. Ils doivent aussi cultiver une sensibilité historique qui se méfie des simplifications et est attentive aux différences, aussi bien qu’aux similarités, entre "aujourd’hui" et "hier".

La Banque d’Angleterre est en première ligne du mouvement pour encourager la recherche historique sur les questions monétaires et financières. Elle donne aux chercheurs l’accès à ses archives où (...) ils peuvent consulter des matériaux antérieurs aux vingt dernières années. Elle a commandé des chroniques de la Banque ; l’ouvrage Making a Modern Central Bank d’Harold James en est la dernière en date. Son personnel a collaboré avec des universitaires pour développer de longues séries chronologiques pour l’économie britannique ; les fruits de leurs efforts sont disponibles sur le site de la Banque. Des chercheurs de la Banque utilisent des données historiques lorsqu’ils étudient des sujets monétaires et financiers comme les opérations d’activités bancaires internationales et l’incidence des contrôles des capitaux.

Curieusement, cependant, si l’on cherche des mentions de l’histoire dans les minutes du comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre, on en trouve peu. Il y a des phrases du type "le ratio stocks sur ventes des entreprises a chuté à un niveau historiquement faible" ou "les anticipations d’inflations se sont élevées au-delà de leur moyenne historique". Ce sont des références à l’histoire très récente. J’ai observé minutieusement les minutes de la période 2008-2009, durant la crise financière mondiale, où nous pourrions nous attendre à trouver des références à des crises financières antérieures, des phénomènes avec lesquels la Banque d’Angleterre comme institution a une ample expérience. Je n’en ai pas trouvées. C’est très différent des minutes du comité fédéral d’open market de la Réserve fédérale américaine, où l’on trouve de multiples références à la Grande Dépression.

Comment devons-nous alors comprendre l’investissement de la Banque d’Angleterre dans l’histoire ? Une réponse est que cette attention portée à l’histoire fait partie de la stratégie de communication de la banque centrale. Une stratégie de politique monétaire efficace requiert de communiquer les objectifs, les stratégies et les procédures de prise de décision de la banque centrale aux participants aux marchés financiers, aux politiciens et au public. L’indépendance de la banque centrale est viable seulement si elle est accompagnée par une responsabilité (accountability) adéquate ; et communiquer sa réflexion permet à la banque d’être tenue responsable devant la cour de l’opinion publique. Décrire comment les objectifs, les stratégies et les procédures de prise de décision ont été refaçonnés par les événements aide les personnes extérieures à la banque centrale à comprendre les priorités de celle-ci. Cela inclut d’expliquer comment les objectifs et approches actuels de la banque centrale diffèrent de ceux du passé. Cela donne des indications sur la façon par laquelle la banque centrale comme institution a évolué et comment ses actions sont affectées par le contexte dans lequel elle opère.

Mais l’histoire est-elle utile à la Banque d’Angleterre au-delà de sa contribution à sa communication ? La recherche est une fonction importante d’une banque centrale et le savoir apporté par l’histoire économique permet de réaliser une meilleure recherche. La fonction de la recherche est plus riche et elle informe mieux la politique aussi longtemps qu’elle emploie des chercheurs connaissant les événements économiques, monétaires et financiers passés et des chercheurs dotés d’une sensibilité historique.

Générer de l’information historique est une chose ; savoir de quelle façon exactement les responsables politiques doivent l’utiliser en est une autre. Il est tentant d’utiliser l’histoire pour le raisonnement par analogie. Comme je l’ai affirmé ailleurs, les analogies sont un mode de raisonnement instinctivement attrayant pour les êtres humains. Il y a une littérature en science cognitive qui affirme que le raisonnement par analogie est central à la pensée humaine. L’usage de l’analogie semble se développer spontanément chez les êtres humains dès leur plus jeune âge. A l’inverse, il n’est pas possible d’apprendre à la plupart des autres espèces primates de reconnaître des schémas relationnels ou alors avec grande difficulté.

Le passé, bien sûr, est une riche source d’analogies. Les politologues comme Richard Neustadt et Ernest May affirment que les responsables politiques ont particulièrement recours aux analogies durant les crises, quand il n’y a pas de temps pour le raisonnement déductif (pour la modélisation formelle de circonstances qui n’étaient pas modélisées jusqu’alors). Ils soulignent l’importance de l’"analogie de Munich" dans la décision du Président Harry Truman de déclarer la guerre à la Corée du Sud ou à la façon par laquelle la Bataille de Diên Biên Phu a fondé la décision de Lyndon B. Johnson d'opter pour l’escalade dans la guerre au Vietnam. (…)

Cette observation mène à ce qui peut être qualifié de "problème de l’analogie". Le raisonnement par analogie, comme d’autres formes de raisonnement, peut être mal utilisé. Les analogies peuvent être invoquées sans avoir été suffisamment testées, c’est-à-dire sans vérifier l’existence de similarités en ce qui concerne les dimensions pertinentes. Les responsables politiques sélectionnent rarement à partir d’un portefeuille d’analogies le candidat ou les candidats les plus adaptés ; ils ont tendance à se focaliser sur un seul. Ils sont excessivement influencés par ce que Philip Zelikow qualifie d'"analogie fulgurante" (searing analogy). Pour les banquiers centraux, c’est très souvent la Grande Dépression. Dans son discours au quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire de Milton Friedman, Bernanke a notoirement déclaré : "En ce qui concerne la Grande Dépression : vous avez raison, nous en sommes responsables. Nous en sommes extrêmement désolés. Mais grâce à vous, nous ne la reproduirons pas". Le problème est que les analogies fulgurantes peuvent détourner l’attention d’épisodes plus pertinent et donc d’aspects de la situation actuelle qui s’avèrent cruciaux. En d’autres mots, ils peuvent servir aussi bien de lunettes que d’œillères (comme je l’ai affirmé dans Eichengreen, 2015).

Cela me revient à chaque fois qu’une crise économique ou financière éclate, comme ce fut récemment le cas au mois de mars de l’année dernière, quand j’ai reçu des appels de journalistes. Typiquement, le questionneur commence en me demandant "comment cette crise se compare-t-elle à la Grande Dépression ?". Je réponds typiquement qu’"il n’y a pas de comparaison". Par exemple, si nous voulons comparer la Grande Dépression avec le début de la récession du Covid-19, alors le point de départ doit être que la Dépression fut d’abord et essentiellement un choc de demande, alors que la récession du Covid-19 a commencé avec un choc d’offre. Le simple fait que la production ait chuté dans les deux cas ne signifie pas qu’il y a une analogie utile à tirer.

Mon interlocuteur répond alors, "d’accord, mais si ce n’est pas avec la Grande Dépression, alors avec quel autre épisode celui-ci est-il analogue ?" A cette question, la réponse pertinente peut être "peut-être qu’il n’y a pas de bonne analogie". Cette réponse serait appropriée si l’épidémie de Covid-19 est sans précédent en d’importants aspects.

Ces observations pointent un usage légèrement différent de l’histoire. L’histoire peut être utilisée pour focaliser l’attention sur ce qui est distinct à propos des circonstances actuelles. Ce qui est pertinent est précisément ce qui n’est pas analogue aux épisodes historiques passés. L’histoire est utile pour comprendre comment "cette fois-ci c’est différent", pour invoquer le titre d’un livre bien connu. Mais accomplir cela requiert de rassembler un portefeuille d’analogies historiques, pas juste d’une seule, pour retourner à un point précédent. Cela requiert de comprendre ce qui est distinctif à propos de chaque épisode. C’est là où la sensibilité historique, acquise à travers la formation ou une longue expérience, entre en jeu.

Pourtant, une autre façon par laquelle l’histoire peut être utile comme politique est la parabole. Une parabole est un simple récit didactique qui illustre quelques leçons ou principes instructifs. Catherine Schenk a décrit comment le responsable de la Fed William McChesney Martin, dans un discours controversé qu’il prononça en 1965, invoqua les années 1920 comme parabole pour illustrer l’idée que la stabilité économique et financière ne doit pas être tenue pour garantie. Il n’est pas clair que Martin prit au sérieux l’analogie entre les années 1920 et les années 1960 ; il n’y a pas de preuve qu’il ait lu son Friedman et Schwartz. Mais il vit comme utile de mettre en lumière les similarités pour son propos.

Malheureusement, alors que les paraboles sont simples par construction, l’Histoire est complexe, comme les historiens vous le diront rapidement. La parabole risque de faire violence à l’Histoire en dissimulant une complexité essentielle. Une parabole peut être utile si elle apporte un point important. Mais elle peut être trompeuse si cette distillation évince une meilleure compréhension de l’événement immédiat.

A ce stade, l’histoire économique devient une source de "faits stylisés". C’est un terme que mon directeur de thèse, Bill Parker, méprisait. Il ne se lassait jamais de répéter à ses étudiants que, pour un historien, il n’y a rien de tel qu’un fait stylisé. (…) Heureusement, il ne manque pas d’historiens économiques méticuleux pour empêcher l’histoire d’être distillée de la sorte. »

Barry Eichengreen, « Central banks and history: a troubled relationship », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 16 septembre 2021. Traduit par Martin Anota