« A mesure que l’économie mondiale poursuit sa reprise de l’impact économique immédiat de l’épidémie de Covid-19, l’attention se tourne de plus en plus vers l’impact à long terme du choc sur le potentiel productif de l’économie. De telles évaluations sont cruciales pour diverses décisions en matière de politique économique. Les projets budgétaires du gouvernement britannique, par exemple, reposent sur l’évaluation de l’Office for Budget Responsibility selon laquelle l’économie du Royaume-Uni restera à long terme 3 % en-deçà de sa trajectoire d’avant-crise (OBR, 2021). Et comme la Réserve fédérale des Etats-Unis et d’autres banques centrales commencent à réduire leur soutien à l’économie, les estimations de la production potentielle et de l’écart de production vont être essentielles pour anticiper les pressions inflationnistes.

Il y a une littérature de plus en plus étoffée étudiant l’impact durable que les chocs conjoncturels peuvent avoir sur le côté de l’offre de l’économie (Cerra et alii, 2020), mais les travaux empiriques ont en tendance à se focaliser sur les seules crises financières comme source de chocs présentant des effets particulièrement durables (Fuentes et Moder, 2021). La crise du Covid-19 n’est pas une crise financière et les pandémies passées peuvent ne pas fournir un guide très utile pour prédire l’impact du Covid en raison des profonds changements dans la structure de l’économie au fil du temps et des différences dans l’échelle même de la pandémie (Bonam et Smădu, 2021). Par conséquent, il n’y a pas d’analogies parfaites sur lesquelles s’appuyer lorsqu’il s’agit d’estimer l’impact à long terme de cette crise.

Dans une récente analyse (Bartholomew et Diggle, 2021), nous nous attaquons à la question en identifiant les divers canaux via lesquels ce choc peut avoir durablement changé le côté de l’offre de l’économie et nous avons évalué comment les réponses des politiques économiques dans divers pays peuvent avoir atténué ou bien exacerbé ces canaux.

Un choc d’offre positif ?

De récentes données sont cohérentes avec une hausse de la productivité agrégée depuis le début de la crise, mais il est difficile de croire que cela reflète une amélioration durable du côté de l’offre de l’économie plutôt qu’un effet de composition qui s’inversera à mesure que l’économie continuera de se rouvrir.

Il y a cependant plusieurs canaux via lesquels l’épidémie de Covid-19 peut avoir durablement amélioré la productivité. Les études comportementales suggèrent que les dépendances au sentier peuvent enfermer les agents dans des comportements sous-optimaux, que de larges chocs peuvent corriger en imposant une ré-optimisation (Larcom et alii, 2017). L’épidémie de Covid-19 peut avoir provoqué une telle ré-optimisation (autour du télétravail, par exemple) et elle peut avoir accéléré l’adoption, la commercialisation et la diffusion de technologies existantes qui permettent de changer les schémas de production et de consommation. Il est aussi possible que le développement de vaccins à ARN messager déclenche une nouvelle vague d’autres innovations dans les sciences de la vie et la médecine qui stimulent la productivité globale des facteurs. Cependant, nous pensons que ces effets ne compensent pas les divers canaux via lesquels l’épidémie de Covid-19 est susceptible de déprimer à jamais le côté de l’offre de l’économie.

Hystérésis sur le marché du travail et perturbations dans l’acquisition de compétences

Les économistes ont depuis longtemps noté que les récessions peuvent avoir des effets cicatrices durables sur le marché du travail (Blanchard et Summers, 1986). En particulier, les périodes de chômage sont associées à une érosion des compétences, une perte de contact avec le marché du travail, de la stigmatisation et une tendance des travailleurs à accepter des emplois qui ne leur conviennent pas. Toutes ces tendances pèsent sur l’offre de travail et sur l’efficacité.

L’impact du choc initial du Covid sur les marchés du travail à travers le monde a dépendu des institutions du marché du travail, très différents d’un pays à l’autre. Aux Etats-Unis, l’allongement de l’indemnisation du chômage a permis de soutenir les revenus des ménages malgré la hausse du chômage, tandis que les mécanismes de chômage partiel ont permis en Europe de largement maintenir le lien à l’emploi malgré l’effondrement des heures travaillées. Tout cela fait que les expériences à long terme seront différentes d’un pays à l’autre : les pays qui ont connu un chômage plus élevé sont davantage susceptibles de souffrir d’une baisse durable des taux d’activité, mais aussi de jouir d’une réallocation plus efficace de la main-d’œuvre.

La crise est aussi susceptible de peser plus fortement sur la formation des compétences que ne le font les récessions typiques. Le nombre élevé d’heures d’éducation perdues avec les fermetures aura bien endommagé l’accumulation de capital humain (Burgess et Sievertsen 2020). Il y a de la marge pour rattraper les retards d’apprentissage pour les plus jeunes enfants, mais les enfants plus âgés et les adultes entrant dans le monde de travail peuvent avoir définitivement perdu en apprentissage.

En effet, il est bien établi que les récessions entraînent une destruction de capital humain spécifique aux entreprises (Fujira et alii, 2020) et que les cohortes entrant sur le marché du travail durant une récession tendent à souffrir de pertes durables en termes de salaires. La cohorte actuelle est particulièrement susceptible d’être pénalisée dans son accumulation de capital humain spécifique aux entreprises en raison de la faiblesse du marché du travail et du télétravail, qui complique certaines formes d’acquisition de savoir spécifique aux firmes.

Un effet cicatrice sur les croyances

L’expérience d’un large choc négatif peut avoir un impact durable sur les croyances des entreprises. Une telle "cicatrice sur les croyances" peut amener les individus à prendre systématiquement moins de risque dans leurs décisions en matière de finance et d’allocation de portefeuille (Malmendier et Nagel, 2009) et peut être associée à une épargne désirée durablement plus élevée et à un moindre investissement désiré, ce qui se traduit par des dommages économiques permanents (Kozlowski et alii, 2020).

Les taux d’épargne des ménages ont significativement augmenté depuis le début de la crise, bien qu’il ne soit pas encore certain à quel point cette hausse sera durable à la lumière des changements dans les bilans des gouvernements (Bilbiie et alii, 2021). Il est également plausible que, dans les pays avec le plus ample soutien en termes de politique économique, les ménages et les entreprises s’attendront désormais à ce que l’Etat soutienne davantage le revenu lors des prochaines récessions, si bien qu’ils réduiront en conséquence leur épargne.

La zombification

La crise peut aussi entraîner une multiplication des "firmes zombies", c’est-à-dire d’entreprises non profitables avec une faible valorisation boursière et des difficultés à rembourser leur dette. Il semble y avoir un effet de cliquet sur la quantité de telles firmes, leur nombre augmentant durant les récessions, mais peu d’éléments empiriques suggèrent que ce processus s’inverse durant les reprises (Banerjee et Hoffman, 2018). L’essor de telles entreprises peut peser sur la productivité via les effets de congestion, freinant la réallocation du capital vers des usages plus productifs.

Etant donné les divers dispositifs d’urgence fournis par les autorités durant la pandémie (notamment les baisses de taux d’intérêt et plus généralement un assouplissement des conditions de financement, des facilités de liquidité d’urgence et une tolérance réglementaire), cette crise peut avoir créé bien plus de firmes zombies. Par exemple, l’Institut der Deutschen Wirtschaft à Cologne estime qu’il y a 4.300 firmes zombies supplémentaires en Allemagne du fait du relâchement des lois de faillite (Röhl, 2020).

Dans l’ensemble, le soutien par le gouvernement a probablement stoppé beaucoup plus d’entreprises potentiellement viables de s’écrouler lors de l’écroulement initial de la demande au début de la pandémie qu’il n’a suscité de nouvelles firmes zombies. Cependant, à mesure que l’économie poursuit sa reprise et se réoriente au gré des changements dans les habitudes de production et de consommation, il est important que les ressources puissent être réallouées et que des politiques encouragent et non empêchent ce processus.

L’erreur de politique économique

La meilleure façon de s’assurer que les ressources se réallouent efficacement consiste peut-être à maintenir les politiques conjoncturelle accommodantes, en tolérant des périodes d’inflation supérieure à la cible (Guerrieri et alii, 2021). En effet, une stimulation insuffisante de la demande globale est le plus gros risque pesant sur la reprise post-pandémique la source la plus probable de dommages durables occasionnés sur le côté de l’offre de l’économie. Une erreur de politique économique de ce genre a été responsable de la lenteur de la croissance économique suite à la crise financière mondiale et il est facile d’imaginer que les mêmes erreurs puissent être répétées. (…)

Quantifions les dommages

Si nous rassemblons tout cela, notre estimation centrale est que l’épidémie de Covid-19 a amputé de façon permanente la production mondiale de l’équivalent de 3 % du PIB. C’est un tiers de la taille des dommages en niveau observés après la crise financière mondiale.

GRAPHIQUE PIB mondial (en indices, base 100 au pic d'activité)

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GRAPHIQUE Pertes en production à long terme selon les pays

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Il y a des différences significatives d’un pays à l’autre dans le degré de dommages à long terme, dépendant de la sévérité de la crise sanitaire, de la taille et de la conception des réponses des politiques économiques et de la structure des marchés du travail. Cela signifie de plus lourds dommages pour la trajectoire du PIB à long terme pour la zone euro, l’Inde et le Brésil et de moindres dommages pour la Chine et les Etats-Unis. (...) »

Luke Bartholomew & Paul Diggle, « The lasting impact of the Covid crisis on economic potential », 21 septembre 2021. Traduit par Martin Anota



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