« L’économiste Isabella Weber a suscité un tollé lorsqu’elle a publié une tribune dans The Guardian où elle appelait à un contrôle des prix pour combattre l’inflation. Elle a écrit : "Un important facteur poussant les prix à la hausse reste largement négligé : une explosion des profits (…). De grandes entreprises avec du pouvoir de marché ont utilisé les problèmes d’offre comme opportunité pour relever leurs prix et se faire davantage de profits. La Réserve fédérale a pris un tournant plus restrictif ce mois-ci, mais réduire la relance monétaire ne va pas réparer les chaînes de valeur. Ce dont nous avons besoin, c’est de considérer sérieusement les contrôles des prix stratégiques. (…) Le contrôle des prix nous permet de gagner du temps pour régler les goulots d’étranglement qui vont persister tant que la pandémie sera là. Des contrôles des prix stratégiques peuvent aussi contribuer à la stabilité monétaire nécessaire pour mobiliser l’investissement public vers la résilience économique, l’atténuation du changement climatique et la neutralité carbone." (…)

Paul Krugman a écrit un bref thread pour expliquer pourquoi il n’aime pas cette idée : "Je pense (ou peut-être, plutôt, j’espère) que l’inflation va se calmer comme la demande devient moins asymétrique et que les chaînes de valeur s’ajustent. Les contrôles des prix vont empêcher cet ajustement. Toutes les mauvaises idées ne viennent pas de la droite." (…)

Je suis du côté de Krugman sur ce point : je ne pense pas que le contrôle des prix soit toujours mauvais (ils sont utiles en période de guerre ou sur certains marchés qui sont très perturbés), mais je pense qu'il est très mauvais en tant qu’outil de lutte contre l’inflation. Mais je ne pense pas que Krugman parvienne à bien saisir les raisons pour lesquelles je pense que cette idée est si mauvaise. Les vrais dangers des contrôles de prix comme politique anti-inflation sont, comme nous le verrons, A) le signal qu’ils envoient à propos de la politique monétaire, B) la possibilité que l’inflation puisse être exacerbée par les pénuries et C) la possibilité que l’inflation soit exacerbée par les devises alternatives.

Le contrôle des prix : un peu de théorie

S’il y a une chose que vous devez savoir à propos de la macroéconomie, c’est cela : il est très difficile d’obtenir des éléments empiriques convaincants, donc les gens finissent par s’appuyer sur beaucoup de théorie et à faire beaucoup d’hypothèses. Les prix administrés ne font pas exception. Donc nous ne pouvons pas simplement regarder les données empiriques pour savoir si les contrôles des prix sont bons ou mauvais ; nous devons réfléchir à la façon par laquelle nous pensons que l’économie fonctionne.

La théorie de base de l’offre et de la demande en concurrence parfaite dit que les prix plafonds provoquent des pénuries. Voici le graphique montrant l’écart théorique entre la quantité que les gens désirent acheter et la quantité qu’ils obtiennent lorsque le gouvernement plafonne le prix de quelque chose :

Noah_Smith__controle_des_prix__prix_plafond__penurie.png

Le raisonnement derrière n’est pas compliqué. Imaginons que le gouvernement déclare que le lait doit être bon marché. Les gens se disent "oh, le lait est bon marché " et courent acheter du lait. Les rayons se vident et il n’y a plus de lait. Les gens qui sont arrivés les derniers au magasin n’y trouvent plus de lait et ils sont très mécontents. Fin de l’histoire.

Mais ce modèle de concurrence parfaite décrit souvent mal la réalité. Parfois, comme nous l’avons vu avec le salaire minimum, les prix administrés ne perturbent pas vraiment les marchés. Dans ce cas, le modèle que nous voulons pour les considérer se rapproche d’un modèle de monopole. Quand il y a du pouvoir de monopole dans l’économie, un prix plafond peut en fait rapprocher le prix de ce qu’il doit être et réduire les pénuries plutôt que les exacerber. Voici ce à quoi ressemblerait le graphique :

Noah_Smith__controle_des_prix__prix_plafond__penurie_2.png

Quand Weber cite les profits des entreprises comme cause d’inflation ou quand la porte-parole de la Maison Blanche Jen Psaki parle de l’inflation comme étant due à la "gourmandise" des entreprises, c’est cette sorte de pouvoir de monopole qu’elles ont probablement en tête. (…) Les monopoles rendent les biens plus chers et limitent la quantité que les gens peuvent consommer ; un modeste prix plafond peut rendre les biens moins chers tout en augmentant leurs quantités disponibles. Donc le contrôle des prix n’est pas toujours nocif !

Mais est-ce que cela fait sens lorsque l’on parle d’inflation ? Les modèles de monopole comme celui dans l’image ci-dessus sont des modèles d’équilibre de long terme statiques ; ils n’en disent pas beaucoup à propos du taux de variation. Il est peu probable que le pouvoir de monopole change significativement en l’espace d’une année en raison des goulots d’étranglement. En d’autres mots, comme le souligne Matt Bruening, si des entreprises puissantes pouvaient auparavant augmenter leurs prix elles l’auraient probablement fait ; si elles ont davantage de latitude pour relever leurs prix, ce n’est probablement pas parce qu’elles sont soudainement devenues bien plus puissantes.

Réfléchissons à travers un modèle macroéconomique simple, celui de l’offre et de la demande agrégées. Ici, la croissance et l’inflation (c’est-à-dire des taux de variation) sont sur les axes plutôt que des montants statiques. Et il est concevable qu’une économie caractérisée par beaucoup de pouvoir de monopole sur divers marchés puisse avoir des courbes d’offre plus pentues sur ces marchés, ce qui pourrait rendre l’offre agrégée plus pentue, ce qui rendrait l’inflation plus forte. Voilà ce qu’on aurait graphiquement :

Noah_Smith__controle_des_prix__inflation.png

Mais si c’est la façon par laquelle l’économie fonctionne, l’instauration d’un contrôle des prix sur divers marchés réduirait-elle l’inflation ? Probablement pas. Revenons en arrière et notez que dans le modèle de monopole le prix plafond ne change pas la courbe d’offre. Donc si la courbe d’offre agrégée provient d’une certaine addition des courbes d’offre individuelles des entreprises, le contrôle des prix ne va guère changer la courbe d’offre agrégée.

Parce que, souvenez-vous, même si chaque marché est en situation de monopole, cela ne signifie pas que la macroéconomie agit comme un marché en monopole. Il n’y a pas une unique entreprise disposant d’un monopole sur la production agrégée. Donc, le contrôle des prix, macroéconomiquement, n'est susceptible de réduire l’inflation qu'au prix d’une récession :

Noah_Smith__controle_des_prix__inflation_recession.png

Cela serait une mauvaise idée. Certes, nous aurions vaincu l’inflation, mais nous l’aurions fait en mettant beaucoup de monde au chômage. Si c’est ce que nous voulions, nous aurions pu aussi bien utiliser la politique monétaire. Mais nous ne devrions pas faire cela. Cela ne vaudra pas la peine, comme cela ne vaudrait pas la peine de faire venir aujourd’hui un Paul Volcker et casser l’emploi pour ramener l’inflation en-deçà des 2 %. (…) La théorie de base suggère qu’une généralisation du contrôle des prix dans l’économie pour ramener l’inflation en-deçà des 2 % ne vaudrait pas les dommages qu’elle provoquerait.

Le contrôle des prix : une théorie plus complexe

Des cadres théoriques simples comme le modèle demande agrégée-offre agrégée ne suffisent pas toujours. La réalité macroéconomique est bien plus complexe : il y a les anticipations et les croyances, les problèmes de coordination, les problèmes informationnels et toutes sortes de choses complexes. Les contrôles des prix sont quelque chose que nous ne voyons pas tous les jours (il est utile de se tourner vers le passé, comme nous le verrons d’ici quelques instants), donc il est possible qu’ils entraînent certains effets macroéconomiques étranges et inhabituels.

Une possibilité est que si le contrôle des prix conduisait à vider les rayons, (…) cela amènerait les gens à chercher à constituer des stocks. Martin Weitzman a expliqué comment cela pouvait survenir dans un article de 1991 intitulé "Price Distortion and Shortage Deformation, or What Happened to the Soap?". Il a utilisé ce concept pour expliquer les pénuries chroniques dans l’Union soviétique. Cet effet va bien au-delà de l’explication habituellement donnée par l’économie standard pour montrer comment les contrôles des prix peuvent entraîner des pénuries.

Et quand nous parlons à propos de l’inflation (…), la constitution de stocks peut être particulièrement nocive. Elle stimule la demande (parce que tout le monde cherche à constituer des stocks), ce qui va entraîner encore plus d’inflation, amenant le gouvernement à répondre en administrant davantage les prix, etc. Cela serait une spirale très déplaisante, même au-delà des difficultés et des injustices créées par cette thésaurisation. (...)

Ce n’est pas la seule raison théorique amenant à penser que le contrôle des prix peut exacerber l’inflation. Plusieurs économistes estiment que l’inflation est, du moins parfois, déterminée par la croyance des gens à propos de la politique monétaire. Si les gens pensent que le gouvernement (et en particulier la banque centrale) ne se préoccupe pas beaucoup de la lutte contre l’inflation, alors ils vont augmenter les prix dans la période courante dans l’anticipation d’une hausse future des prix, si bien que la peur de l’inflation devient une prophétie autoréalisatrice. C’est l’une des explications privilégiées pour la forte inflation des années 1970 : les chocs pétroliers auraient conduit à une augmentation de certains prix et la Fed n’aurait pas réagi, ce qui aurait convaincu les gens que la Fed ne se préoccupait pas beaucoup de l’inflation et en définitive entraîné une spirale inflationniste bien plus forte que n’auraient entraînée les seuls chocs pétroliers. C’est aussi une partie du récit que plusieurs économistes racontent à propos de la façon par laquelle l’hyperinflation (qui est vraiment dévastatrice pour l’économie d’un pays) commence. (...)

Contrôle des prix : ce que disent l’histoire et les données empiriques

Voilà pour ce qui est de la théorie. Que disent les données empiriques ? Rappelez-vous qu’en macroéconomie il est très dur d’avoir des éléments empiriques clairs et convaincants que nous avons pour des politiques comme le salaire minimum ; (...) il est incroyablement dur de démêler la cause de l’effet. Mais il est toujours important de regarder les données empiriques et les leçons de l’histoire pour avoir des éléments de réponse.

Malheureusement, il y a un manque d’études historiques soignées du contrôle des prix comme politique de lutte contre l’inflation. C’est probablement dû au fait malheureux que les macroéconomistes pensent que l’inflation a été vaincue et qu’ils n’ont donc pas été très intéressés à l’idée de l’étudier ces dernières années. Mais il y a certaines choses que l’on peut regarder.

Justin Damien Guenette, de la Banque mondiale, a publié en 2020 une étude dans laquelle il a regardé l’histoire d’une variété de régimes de contrôle des prix dans les pays en développement. Il a conclu que l’effet sur la croissance et l’emploi semble généralement négatif.

Les économistes Diego Aparicio et Alberto Cavallo ont récemment observé certains contrôles des prix ciblés en Argentine. (L’Argentine a l’habitude de connaître beaucoup d’inflation, donc c’est un bon endroit pour mener ce genre d’études ; c’est probablement pourquoi ce pays produit tant de grands macroéconomistes.) (…) Ces économistes ont constaté que les contrôles des prix ont permis peu de choses, mais qu’ils ont aussi été peu nocifs : "Nous montrons tout d’abord que les contrôles des prix ont seulement un effet faible et temporaire sur l’inflation qui s’inverse dès lors que les contrôles sont retirés. Deuxièmement, contrairement aux croyances communes, nous trouvons que les biens dont les prix sont administrés sont régulièrement disponibles à la vente. Troisièmement, les entreprises compensent les contrôles des prix en introduisant de nouvelles variétés de produits à des prix plus élevés, ce qui accroît la dispersion des prix dans des catégories étroites de produits. Globalement, nos résultats montrent que les contrôles des prix ciblés sont juste aussi inefficaces que des formes traditionnelles de contrôles des prix pour réduire l’inflation agrégée." Donc, c’est quelque peu rassurant (...).

Ensuite, il y a certains épisodes au cours desquels le contrôle des prix semble avoir joué un rôle clé d’un véritable désastre macroéconomique. Le Venezuela en offre un exemple. (...) Ce régime de contrôle des prix de plus en plus généralisé et renforcé n’a pas eu l’effet escompté. L’inflation sous Chavez s’est élevée à environ 20-20 % par an, puis elle a explosé sous Maduro. Cette hyperinflation a particulièrement contribué à ce que le Venezuela subisse l’effondrement économique le plus spectaculaire et flagrant dans l’histoire récente. (…) »

Noah Smith, « Why price controls are a bad tool for fighting inflation, 2 janvier 2022. Traduit par Martin Anota



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