« La valeur du dollar américain a augmenté de 14 % vis-à-vis de l’euro depuis un an, lorsqu’il était de 1,21 dollars pour un euro. A 1,05 dollar pour un euro, il approche une parité de un pour un pour la première fois. Si vous pensez que les prix en dollars du pétrole et des autres produits de base sont aujourd’hui élevés, vous devriez voir ce qu’ils coûtent en euros ! Préparez-vous à des "guerres de devises inversées".

Les guerres de devises étaient habituellement caractérisées par des pays se sentant lésés par des partenaires commerciaux poursuivant délibérément des politiques pour affaiblir leur devise. On craignait que l’objectif était de gagner un avantage injuste dans les échanges internationaux. Originellement, l’expression "guerres de devises" était une description colorée de ce que les économistes internationaux ont longtemps qualifié de "dévaluations compétitives" ou, quand les taux de change flottent, de "dépréciations compétitives".

Une guerre de devises inversée est alors la situation symétrique de l’"appréciation compétitive", dans laquelle les pays qui se sentent lésés par leurs partenaires à l’échange poursuivent délibérément des politiques pour renforcer la valeur de leurs devises. L’objectif serait de faire pression à la baisse sur leurs indices des prix.

La dépréciation compétitive survient dans un contexte où les principaux objectifs macroéconomiques de chacun, en plus de la maximisation de la croissance du PIB et de l’emploi, incluent aussi la stimulation de leurs soldes commerciaux. Cela décrit généralement l’économie mondiale ces dernières décennies. L’appréciation compétitive survient dans un contexte où les principaux objectifs macroéconomiques, en plus de la maximisation de la croissance, incluent aussi la désinflation, c’est-à-dire la réduction de leurs taux d’inflation (sans nuire à la croissance, dans la mesure du possible). Ce contexte peut décrire la période qui a commencé en 2021, quand l’inflation est redevenue un problème sérieux dans la plupart des pays. Le problème de l’inflation mondiale, un retour aux années 1970, est susceptible de durer un certain temps.

Dans les deux cas, celui de la dépréciation compétitive et celui de l’appréciation compétitive, il est bien sûr impossible que chacun atteigne son but, parce qu’il est par définition impossible pour les deux de bouger leur taux de change dans le même sens. Les deux cas représentent des circonstances qui sont souvent perçues comme un manque de coopération internationale pour atteindre la stabilité des taux de change, menant parfois certains à appeler à un nouveau Bretton Woods.

En créant le FMI, l’accord de Bretton Woods en 1944 cherchait à éviter que les dévaluations compétitives des années 1930 se répètent. Amendant en 1973 cet accord initial, l’Article IV(1) iii interdit aux pays de "manipuler les taux de change… pour gagner un avantage injuste sur les autres membres".

Les Etats-Unis ont été assez rapides pour prétendre que d’autres devises sont injustement sous-évaluées. Depuis 1988, le Congrès a exigé du Trésor qu’il lui envoie des rapports semi-annuels pour savoir si les principaux partenaires à l’échange manipulent leur devise. La Chine et d’autres pays asiatiques sont les cibles les plus fréquentes, mais la Suisse a aussi été suspectée, bien que le franc suisse soit de loin la grande monnaie la plus chère au monde selon d’autres critères.

En février 2013, le Trésor américain a obtenu un accord parmi les pays du G7 pour qu’ils se retiennent de prendre des mesures pour déprécier leur devise. L’accord de 2013 est peu connu ; mais il a fonctionné, dans le sens où les membres au cours de la décennie suivante se sont retenus d’intervenir pour vendre leur propre devise sur le marché des changes étrangers.

La Chine, qui n’est pas un membre du G7, intervient. Mais depuis 2014, elle est intervenue pour contenir la dépréciation du renminbi, pas pour l’encourager.

L’expression "guerres de devises" a été forgée par les dirigeants brésiliens en 2010 lorsqu’ils se plaignirent des politiques monétaires des Etats-Unis, du Japon et d’autres pays. Il n’était pas question cette fois-ci sur la dévaluation explicite du dollar ou du yen, ni même sur une intervention sur le marché des changes étrangers pour pousser le prix de ces devises à la baisse. La Fed, la Banque du Japon et d’autres banques centrales étaient accusées d’avoir adopté des politiques monétaires excessivement accommodantes, en commençant par réduire leurs taux d’intérêt à zéro et en allant ensuite plus loin avec l’assouplissement quantitatif, ce qui avait l’intention délibérée de déprécier leurs devises, stimulant leurs exportations nettes et exportant leur chômage à leurs voisins.

De même, personne n’accuse aujourd’hui les autorités américaines d’utiliser l’intervention de changes étrangers pour renforcer le dollar. L’idée en 2022 est plutôt que la trajectoire haussière du taux d’intérêt de la Fed attire un afflux de capitaux et apprécie le dollar. Donc, une perspective alternative sur les guerres de devises inversées est que (dans l’équilibre non coopératif d’aujourd’hui), la Fed pousse les taux d’intérêt internationaux à la hausse, ce qui pèse sur la croissance mondiale.

Il y a un énorme précédent historique pour des craintes de dévaluation compétitive, à savoir les années 1930, quand les grandes puissances ont dévalué vis-à-vis de l’or et par conséquent vis-à-vis les unes des autres. Y a-t-il un précédent historique pour une appréciation compétitive ?

Il a été affirmé que le début des années 1980 constituait un tel exemple. Quand la Fed, sous la présidence de Paul Volcker, a brutalement relevé les taux d’intérêt pour combattre l’inflation, elle savait qu’elle serait aidée par une appréciation du dollar. Mais la dépréciation correspondante des devises des partenaires à l’échange a aggravé leurs taux d’inflation et les a forcés à relever également leurs taux de change. La crainte était que le monde finisse avec des taux à un niveau supérieur à celui désiré. Les accords du Plaza en 1985 pour dévaluer le dollar ont mis un terme à cette période d’appréciation compétitive.

Aujourd’hui, les victimes les plus probables d’un renforcement du dollar ne sont pas d’autres grands pays développés, mais plutôt les pays émergents et en développement. Beaucoup d’entre eux ont une importante dette libellée en dollar (exacerbée par les dépenses publiques nécessaires pour combattre la pandémie en 2020-2021). Quand le dollar s’apprécie, le coût du service de leur dette augmente en termes de leur propre devise. Cet "effet de bilan" est récessif pour l’économie. La combinaison de taux d’intérêt croissants et d’une appréciation du dollar peut déclencher des crises de la dette, comme ce fut le cas au Mexique en 1982 et en 1994.

Toutes les craintes suscitées par l’appréciation compétitive ne sont pas justifiées (tout comme toutes les craintes suscitées par la dépréciation compétitive par le passé n’ont pas été justifiées), ni ne méritent une réforme du système monétaire international. A la différence de la plupart des banques centrales, la Banque du Japon a gardé une politique monétaire très accommodante jusqu’en 2022, dans une tentative continue visant à stimuler l’inflation, qui est actuellement de 1 % par an, en-deçà de la cible de 2 %. Ses taux d’intérêt sont toujours inférieurs à zéro (- 0,1 % pour le taux directeur). C’est à un instant où les Etats-Unis augmentent leurs taux d’intérêt pour tenter de réduire leur inflation. Comme on pouvait le prédire de l’accroissement du différentiel d’intérêt entre les Etats-Unis et le Japon, le yen s’est déprécié de 14 % depuis un an vis-à-vis du dollar, en passant de 109 yens pour un dollar en mai 2021 à 126 yens pour un dollar.

Est-ce que cette variation du taux de change est un problème ? Pas vraiment, en net. Cette variation pousse à la hausse l’inflation japonaise, au même instant qu’elle pousse à la baisse l’inflation américaine. C’est ce que les deux pays veulent, étant donné leurs positions cycliques actuelles respectives. A cette aune, le flottement des devises permet à chaque pays de poursuivre la politique monétaire adapté à leur propre situation. »

Jeffrey Frankel, « Get ready for ‘reverse currency wars' », in Econbrowser (blog), 28 mai 2022. Traduit par Martin Anota



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